Le moins que l’on puisse dire avec Sarah Waters, c’est qu’elle joue avec brio avec les codes, et sait également s’en affranchir. Rien ne laisse vraiment présager l’aspect fantastique du récit dans l’incipit, brillamment mené, qui présente Hundreds comme le personnage principal de ce roman. Et de fait, le fantastique ne s’installe que progressivement, et semble toujours pouvoir être remis en question. Libre au lecteur de faire confiance aux personnages et de croire à la présence d’un fantôme, ou de penser aux Ayres comme à des personnages à l’imagination fantasque et à l’esprit vaguement dérangé. Cette hésitation du lecteur entre une explication rationnelle, psychologique, et une interprétation totalement fantastique est probablement l’un des grands atouts de ce roman.
Ce roman, outre son aspect fantastique et le style fluide, sans prétention, de l’auteur, possède également pour atout de dresser un portrait de l’Angleterre des campagnes dans l’après-guerre : à travers les visites du docteur Faraday, le lecteur découvre aussi bien le quotidien des gens du peuple, que l’univers de la gentry. Plusieurs références sont faites à la politique, et un des personnages, Seeley, donne même une explication politico-sociale à la déchéance des Ayres, grande famille du Warwickshire. Les divers personnages eux-mêmes incarnent des classes sociales entières : Mrs Ayres, par exemple, qui semble tout droit sortie d’une autre époque, où l’on sonne les domestiques ou la jeune Betty, que ses parents font engager comme bonne pour qu’elle apprenne à tenir une maison, mais qui pourrait tout aussi bien travailler à l’usine. C’est tout le portrait d’une société en plein changement que nous dessine Sarah Waters.
L’on ne peut que se sentir fasciné par cette grande maison qui semble chaque jour se délabrer un peu plus : le lecteur est constamment amené à constater l’étendue des dégâts, et à comparer avec ce que la maison fut au sommet de la fortune de ses propriétaires. Plus qu’un lieu, Hundreds apparait comme un membre de la famille Ayres, une entité trop immuable, comme les Ayres eux-mêmes pour survivre au changement. Hundreds est tellement bien décrite que le lecteur s’y figure en même temps que les personnages. C’est probablement pour cela que j’ai tant aimé ce livre.
Ce livre a été chroniqué dans le cadre d’un partenariat avec le site Chroniquesdelarentreelitteraire.com et dans le cadre de l’organisation du Grand Prix Littéraire du Web Cultura.