Ce film clôt la Trilogie du Dollar (1) dont la place reste centrale dans le genre du western spaghetti qui révolutionna le western traditionnel au cours des années 60. Jusqu’à cette époque un genre presque exclusivement américain (2), le western connaissait alors une désaffection croissante du public qui amena les réalisateurs état-uniens à le délaisser ; de l’autre côté de l’Atlantique, par contre, et précisément en Italie, c’était le péplum qui commençait à s’essouffler, bien qu’il déplaçait les foules depuis les tout débuts du cinéma italien (3). Ainsi, alors que les réalisateurs américains abandonnaient peu à peu le western, les cinéastes italiens se tournèrent vers lui – mais à leur manière, qui fonda un genre à part entière.
Renonçant lui aussi au péplum, Sergio Leone (1929-1989) réalisa en 1964 Pour une Poignée de dollars (Per un pugno di dollari), première œuvre véritablement marquante de ce courant nouveau : plagiant sans vergogne dans le film Yojimbo (1961) d’Akira Kurosawa, ce qui lui valut un procès du réalisateur japonais, Leone proposa une interprétation jusqu’alors inédite du genre western ; avec son personnage central anti-héros à l’hygiène douteuse, mal élevé, cynique et individualiste, plus prompt à dégainer pour son propre compte que pour le bien d’autrui, ses scènes d’action ultra-violentes et réalistes,… bref, avec son portrait du Far West bien plus en phase avec la réalité historique que les productions hollywoodiennes, ce film s’affirmait comme une redéfinition du genre qui jusqu’ici s’enlisait dans une vision certes peu idyllique de la conquête de l’Ouest mais aux accents néanmoins embellissants – pour ne pas dire aux limites de la propagande idéologique.
Avant de poursuivre, il ne faut pas perdre de vue que l’Amérique des westerns traditionnels n’existait que depuis à peine un siècle. Déjà issue de colonisations successives, c’est-à-dire de vagues d’émigrants à la personnalité nécessairement aventureuse, individualiste et libertaire (4), la génération qui se lança dans la conquête de l’Ouest Sauvage retenait bien sûr de ses ancêtres un tel tempérament : une mentalité de pionniers et de constructeurs d’une nation, certes, mais aussi un esprit de conquérants qui se traduisait en particulier à travers des luttes permanentes (5) – contre le climat et la faune locale mais aussi les amérindiens, dont la souveraineté sur leurs territoires étaient garantie par un traité que les USA d’alors abrogèrent pour faciliter leur expansion vers l’Ouest. Bref, une population aux tendances assez violente, à la fois envers les autres mais aussi envers elle-même.
Alors que le western traditionnel de l’époque dépeignait une conquête de l’Ouest plutôt simpliste et manichéenne, où le cow-boy blanc incarnait presque toujours le Bien face aux indiens et aux mexicains qui représentaient forcément l’extrémité opposée, et qui ne pouvaient donc que perdre, le western spaghetti montrait les choses telles qu’elles avaient été : cyniques, violentes et crasses, où les notions de morale ne sortaient jamais vraiment des tiroirs abritant cette Bible qui la prônait, et où la volonté du plus fort s’imposait toujours aux plus faibles. D’où les personnages des westerns spaghetti – misogynes, sans foi ni loi, crasseux, âpres aux gains, violents, sans compassion, adeptes des maisons closes et souvent affligés de tares physiques – ainsi que leurs intrigues – tout autant amorales et exemptes de bons sentiments, comme l’Ouest l’était lui-même.
Ce réalisme propre au western spaghetti devint vite la raison principale de son succès : fatigué d’intrigues répétitives et convenues, où le Bien l’emportait toujours sur le Mal quelles que soient les épreuves que le héros avait à affronter, mais aussi de ses personnages bien trop beaux pour être vrais, l’audience trouva dans les réalisations européennes la sincérité, et donc la maturité, du moins d’un certain point de vue, qui le ramena dans les salles pour y voir cette autre représentation de la conquête de l’Ouest (6). De plus, l’époque elle-même était violente : les USA soutenaient depuis un certain temps la République du Viêt Nam, dans un climat pour le moins tendu, et ne tardèrent pas à s’y engager complétement ; aussi peut-on voir – peut-être – une volonté dénonciatrice des réalisateurs de western spaghetti (7) – non du conflit en Asie du Sud-Est lui-même mais de l’idéologie américaine d’alors qui prend ses racines dans ce Far West ainsi déboulonné de son piédestal.
Mais Pour une Poignée de dollars s’imposa aussi par ses qualités de réalisation : Sergio Leone y démontrait son immense talent à transposer des techniques de filmage du péplum dans un genre complétement différent mais qu’il jugeait comme étant voisin – pour être plus précis, il pensait qu’Homère est l’inventeur du western (8) – et dont il admirait le sens de l’épopée. C’est dans cet état d’esprit qu’il réalisa le western amené à devenir le plus marquant du genre, auquel il conféra un souffle d’une puissance novatrice sans égal – selon le célèbre critique américain Roger Ebert, dans le Chicago Sun-Times du 8 mars 2003 : « Les histoires de Leone sont comme un rêve où tout est plus grand, plus brutal et plus dramatique que la réalité » et il ajoute que Sergio Leone « était un réalisateur précurseur et ambitieux, qui s’est révélé à lui-même et au monde en inventant le western spaghetti. » Avec un sens du cadrage pour le moins innovant dans un tel registre, un rythme narratif lent qui mettait en valeur les situations, les personnages et la beauté des paysages, et puis bien sûr les compositions uniques d’Ennio Morricone, les spectateurs se trouvèrent subjugués : en l’espace d’à peine une heure et demie de projection, le western avait pris pour eux un visage radicalement nouveau.
Tous ces éléments, tant cinématographiques que narratifs, mais démontrant plus de maturité et de maîtrise technique, se télescopèrent à nouveau dans son film suivant, Et pour quelques Dollars de plus (Per qualche dollaro in più, 1965) qui emporta lui aussi l’adhésion du public. Mais c’est bien Le Bon, la brute et le truand qui représente le pinacle du western spaghetti, car toutes les caractéristiques du genre y sont poussées à leur paroxysme… D’autant plus que le récit se double aussi d’une dimension historique où la Guerre de Sécession se voit revisitée d’une manière pour le moins peu flatteuse où les grands gagnants de cette « Guerre Civile » – comme les américains préfèrent souvent l’appeler – sont montrés sous leur vrai jour : celui de soldats au moins autant sanguinaires que ceux du camp adverse, pratiquant eux aussi la torture et le dépouillage des prisonniers de guerre. Plus qu’une dénonciation de l’absurdité de la guerre, Leone se permet aussi de souligner l’hypocrisie des vainqueurs qui jugent leurs adversaires défaits pour des horreurs qu’ils ont eux-mêmes commis – au reste, comme il est d’ailleurs le cas dans toutes les autres guerres (9).
Ainsi, près de 40 ans après sa sortie initiale, une version entièrement remastérisée est à nouveau diffusée dans les salles, et la critique s’enflamme ; dans le L.A. Weekly du 20 juin 2003, on peut lire sous la plume de John Patterson que c’est un « classique du genre » qui a « fortement influencé Sam Peckinpah, Walter Hill, Alejandro Jodorowsky, Phil Kaufman et tous ces réalisateurs qui ont redynamisé le western dans les années 70 » avant d’ajouter « Une épopée à travers les paysages de l’Ouest façonnés dans le sang et la boue, des gunfights rituels, des batailles gigantesques… Et des explosions toujours aussi impressionnantes » en qualifiant le film de « Toujours aussi novateur que le jour de sa sortie » ; dans The Hollywood Reporter du 10 octobre 2003, Quentin Tarantino affirme que c’est son « film préféré » ; et dans le San Francisco Examiner du 7 avril 2003, le critique Jeffrey M. Anderson rappelle que « Tous ceux qui aiment le cinéma accordent une place particulière aux films de Leone, et particulièrement Le Bon, la brute et le truand. En fait, peu de films sont aussi unanimement considérés comme des chefs-d’œuvre » ; et dans le Los Angeles Times du 19 juin 2003, enfin : « Leone a le don de mélanger les styles. Il passe de l’intime à l’épopée, des gros plans serrés aux plans larges. Cette capacité hors du commun fait du Bon, la brute et le truand un film souple et nerveux, soutenu par un humour proche de l’absurde et d’un indescriptible sentiment de vertige. »
Ainsi, maintenant près d’un demi-siècle après sa sortie initiale, Le Bon, la brute et le truand demeure. Comme intemporel, voire immortel, insensible au passage du temps, figé dans une bulle d’excellence qui le place à part de toutes les autres productions du genre mais en s’en réclamant néanmoins pour mieux les distancier, et peut-être même les moquer. Si le western – spaghetti ou non – ne s’arrête pas là, il n’a malgré tout jamais su en dépasser la portée, le souffle, ou la grandeur – si ce n’est la démesure. Plus qu’une œuvre unique en son genre, c’est aussi un modèle, une source d’inspiration dont aucun de ceux qui en ont suivi le chemin n’ont su le prolonger, malgré leur nombre imposant et tout leur immense talent.
Mais ce film est également une conclusion, la fin d’une trilogie cinématographique comme il l’a déjà été évoqué au début de cet article, et aussi la représentation de la fin d’une époque : celle où les USA se cantonnaient à des frontières bien précises. C’est donc le début d’un autre temps, que Sergio Leone illustrera lui aussi – encore une fois à sa façon bien personnelle…
À bientôt, donc, pour la suite de l’Histoire.
(1) pour autant que celle-ci existe bien en dehors de l’admiration que vouent ses fidèles à l’œuvre de Sergio Leone – admiration qui fait parfois voir des choses qui n’existent pas : je comprends assez mal, en effet, que « l’Homme sans Nom » (le personnage ici interprété par Clint Eastwood), après avoir amassé une somme d’argent bien conséquente dans ce récit, ait poursuivi ses activités de chasseur de primes dans les films suivants qui, bien que réalisés avant celui-ci, se situent en fait après dans l’ordre chronologique – la Guerre de sécession y est terminée. Il semble bien que cet « Homme sans Nom » soit ici un personnage différent de celui des autres films de la Trilogie – et pour autant que ces deux premiers films présentaient bien eux aussi un même personnage.
(2) on oublie souvent que les premiers westerns non américains étaient allemands.
(3) ce qui n’a rien d’étonnant en regard des bases gréco-romaines des cultures latines : l’audience méditerranéenne se sentait naturellement proche de tels récits, et beaucoup plus que n’importe quelle autre, même si le péplum connut un succès international.
(4) c’est bien le minimum requis pour abandonner sa famille, ses amis, son pays afin de tenter sa chance dans un continent éloigné et sauvage dont on ignore tout, ou presque tout, et surtout à l’époque des premiers colons qui y débarquèrent pour fuir les persécutions religieuses – époque où les moyens de transport maritimes étaient souvent mortels, en particulier sur d’aussi longues distances. L’âpreté d’une telle expédition explique d’ailleurs certainement la volonté des artistes et écrivains de l’époque, et des suivants, de donner à ces faits une dimension « légendaire » qui présente néanmoins un certain goût d’exagération…
(5) selon certains, ces origines pour le moins troublées expliqueraient l’attachement du peuple américain aux valeurs libérales : parce que leur nation s’est fondée sur la liberté de chacun à se lancer dans la quête du bonheur, mais à travers une suite incessante de conflits dont ne sortait victorieux que le plus fort, le plus habile et le plus rusé, leur idéologie a tout naturellement abouti à une conception assez sauvage – de notre point de vue d’européens – des rapports aux autres et aux obstacles qu’ils représentent dans cette quête.
(6) mérite d’être rappelé que ces années 60 furent une période de contestation sociale et politique, certes, mais aussi culturelle : l’ouverture du public à des productions alors jugées originales explique certainement au moins une partie du succès des westerns spaghetti.
(7) interprétation néanmoins à relativiser : si dénonciation il y a, elle semble malgré tout assez inconsciente.
(8) propos consigné par l’historien du cinéma Noël Simsolo dans Conversation avec Sergio Leone (Stock, 1987).
(9) au lendemain de la Guerre du Pacifique, par exemple, seuls les chefs militaires japonais furent jugés pour leurs exactions de guerre, alors que celles des alliés étaient au moins aussi nombreuses – on peut citer en particulier le bombardement de Dresde ou bien les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki.
Notes :
Bettersville, la prison du film, est inspirée d’une prison réelle appelée Andersonville et qui servit de modèle à celle du film à partir de gravures datant de 1864.
Le générique d’ouverture présente des photographies rappelant les productions sépia du photographe de la Guerre de Sécession Matthew Brady, mais revues et corrigées dans le style Pop Art d’Andy Warhol qui faisait fureur à l’époque.
Sergio Leone avait proposé le rôle d’Angel Eyes (la Brute) à Charles Bronson, mais celui-ci refusa en raison du contrat qui l’obligeait à apparaître dans Les Douze Salopards.
Dans ses compositions pour le film, Ennio Morricone souhaitait imiter les hurlements de coyotes et ainsi « évoquer la sauvagerie de l’Ouest sauvage » – Source : Sergio Leone: Something to do with Death, de Christopher Frayling (Faber & Faber, 2000, ISBN : 0-57-116438-2).
Au départ, le titre était Les Truands magnifiques, un clin d’œil probable au film Les Sept mercenaires (en anglais, The Magnificent Seven, John Sturges, 1960), mais il changea en cours de production, au tout début du tournage.
Orson Welles aurait conseillé à Leone de ne pas faire ce film car, selon lui, les films sur le Guerre de Sécession étaient le poison du box office.
Le Bon, la brute et le truand (Il buono, il brutto, il cattivo), Sergio Leone, 1966
MGM Home Entertainment, 2007
171 minutes, env. 10 €
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