On aimerait avoir le talent d’Hergé pour mettre en bande dessinée une sombre intrigue qui ferait intervenir, par ordre alphabétique d’entrée en scčne, Thomas Enders, Louis Gallois, Jim McNerney, d’une part, Richard Aboulafia et Sanford Bernstein, d’autre part. Chacun d’eux porterait précieusement ŕ bout de bras sa boule de cristal, source de prévisions d’une précision chirurgicale. Des prévisions de ventes, de livraisons, de cadences de production d’avions de ligne, incertaines sans que quiconque ne s’en aperçoive. Une information chasse l’autre et, de toute maničre, les médias n’ont pas plus de mémoire que leurs lecteurs.
Ces personnages seraient entourés de seconds rôles inquiétants portant les couleurs de quelques grandes banques internationales, poursuivis par des journalistes avides de scoops. Tintin en serait honteux (mais c’est un journaliste sans journal), la Castafiore chanterait l’hymne du retour sur investissement, une pie voleuse dissimulerait les vrais chiffres de la sortie de crise. L’ensemble constituerait un microcosme vaguement ridicule, étrangement agité, futile. Mais personne n’oserait le dire tout haut, sachant que tous ces personnages, ŕ peine dissimulés derričre leur caricature, existent vraiment et, pour faire simple, sont prisonniers du systčme qu’ils ont eux-męmes créé.
Dans la Ťvraieť actualité, on croise ces jours-ci des invraisemblances, des excčs, qui n’auraient pas été tolérés par Hergé. Dernier exemple en date : le rouge de la honte lui montant au front, Boeing a annoncé un éničme retard du 787 et, dans la foulée, a bénéficié d’un bond en avant de 3,2% au New York Stock Exchange. Comprenne qui pourra.
Dans le męme temps, Bernstein Research, Cabinet anglo-américain peu connu du public mais trčs sűr de lui, a révisé ŕ la baisse le nombre d’Airbus A350XWB qui seront livrés en 2013 et 2014. Une telle information ne pourrait avoir de sens qu’ŕ condition d’émaner de Toulouse, et non pas des beaux quartiers de Londres. L’avionneur européen s’étonne, conteste, dément mais il n’est pas certain qu’il soit écouté. En effet, il est autrement plus valorisant de prédire de nouveaux problčmes industriels que de diffuser une dépęche d’une teneur d’autant plus stupide qu’elle affirmerait qu’il n’y a rien ŕ voir, qu’il faut circuler, que tout va bien. D’autant plus qu’il semble entendu, une fois pour toutes, que ce sont les analystes qui ont toujours raison, grâce ŕ des boules de cristal plus performantes que celles de industriels.
Du coup, les analystes analysent de moins en moins. Ils oublient notamment de noter que des difficultés de mise au point du moteur Rolls-Royce Trent 1000, sans doute pas bien graves, n’expliquent pas tout. Les premiers 787 ne seront livrés ŕ All Nippon qu’en 2011, et non pas cette année, parce que d’autres difficultés sont apparues, mettant en cause la qualité de sous-ensembles confiés au partenaire italien Alenia. C’est trčs gęnant et l’étouffoir ŕ mauvaises nouvelles a aussitôt été mis en marche.
Si les analystes analysaient, ils nous diraient peut-ętre que tout le monde peut connaître des moments de faiblesse, męme les Italiens. Mais ils ajouteraient, en toute logique, que c’est la maničre de faire de Boeing qui est en cause : le Ťgéant de Seattleť a sans doute sous-traité de trop grandes responsabilités, confiées ŕ ses grands partenaires, et ne les a pas surveillés avec suffisamment d’attention. Airbus n’en dit rien, tout simplement parce que Toulouse applique les męmes méthodes.
Dans une bande dessinée, Airbus et Boeing deviendraient des industriels sans usines. Ils se limiteraient ŕ entretenir un grand bureau d’études et des chaînes d’assemblage final, le travail de fabrication ŕ proprement parler étant externalisé. Les uns soignent leur cours en bourse, les autres cherchent du travail pour remplir leurs usines. Ils se croient complémentaires, ils se disent volontiers amis, mais ils ne poursuivent pas les męmes objectifs. Qu’en dit-on chez Berstein Research ? Pas grand chose. Qu’en pense-t-on secrčtement ? Qu’il suffit d’un communiqué bien tourné pour retenir l’attention de médias trop crédules et acquérir une petite notoriété au moindre coűt. A moins, bien sűr, que des caméras cachées ne fonctionnent dans les armoires de deux grands avionneurs ? Comment des experts/observateurs/analystes peuvent-ils en effet déterminer ŕ l’unité prčs le nombre d’A350XWB qui sortiront en 2013 et 2014 du nouveau hall d’assemblage actuellement en construction ŕ Toulouse ? C’est le mystčre des sept boules de cristal. Quel dommage qu’Hergé ne soit plus parmi nous !
Pierre Sparaco - AeroMorning
Une nouvelle intervention du médiateur a été mise en ligne. Elle est accessible en passant par la page d’accueil.