Obscurité (45)

Publié le 30 août 2010 par Feuilly

Une fois la visite terminée, ils redescendirent les petites rues tortueuses de la ville, tout heureux de leur journée. Plus tard, bien plus tard, l’enfant se souviendrait de cet instant privilégié, car ce fut là, assurément, le dernier moment de bonheur authentique qu’ils connurent à trois. En effet, à peine arrivés au camping, les ennuis commencèrent. Ils étaient en train de préparer le dîner et déjà le réchaud Camping gaz était allumé, quand Pauline poussa un cri : « Azraël n’est pas là ! » En effet, Azraël n’était pas là, mais bon, il avait dû faire comme eux, profiter de son après-midi pour gambader un peu et découvrir les environs. Après tout, ce n’était pas la première fois qu’il faisait une fugue et ce ne serait pas la dernière. Tous les chats sont ainsi, on ne peut rien y faire et elle devait le savoir.

Mais Pauline ne voulut rien entendre et elle laissa là la préparation du repas pour faire une ronde dans les alentours. Elle en revint évidemment bredouille. On décida de passer à table et de se mettre sérieusement à la recherche de Monsieur Azraël après avoir mangé. Le repas, cependant, fut lugubre et si personne ne donnait son avis, chacun savait pourtant en son for intérieur qu’il était arrivé quelque chose d’anormal. Certes, à La Courtine déjà, ce félin domestique avait montré un goût certain pour les escapades, mais enfin il finissait toujours par revenir. Il fallait dire que dans la maison il avait ses habitudes, mais une fois en voyage, il s’était retrouvé tout perdu. A Bergerac, cela n’avait pas été un problème, car les enfants étaient restés près de lui au camping pendant que la mère tentait de consulter un avocat, mais ici, à Beynac ? Ils venaient à peine d’arriver de la veille et ils l’avaient laissé seul pour aller visiter la petite ville. A dire vrai, ils ne l’avaient pas vraiment laissé, car il avait déjà disparu avant leur départ, mais personne ne s’en était inquiété puisqu’il finissait toujours par revenir. Ce qui aurait été normal, cependant, c’est qu’il refît immédiatement surface à leur retour pour venir réclamer sa pitance. Non, décidément cette absence n’était pas normale.

« Et s’il s’était perdu ? » demanda Pauline dans un sanglot. On tenta de la rassurer, mais la mère comme l’enfant savaient au fond d’eux-mêmes qu’elle n’avait que trop raison. On abrégea donc un peu le repas et on se mit à faire une battue en règle. On inspecta d’abord tout le camping, en interrogeant l’ensemble des touristes présents. Un chat ? Non, malheureusement personne n’avait vu de chat. Alors on agrandit le cercle des recherches et on arpenta la campagne avoisinante. On ratissa comme on put les champs de maïs qui poussaient le long de la Dordogne, on examina les berges du fleuve, on parcourut les chemins de terre. Rien. On alla jusqu’à traverser le pont et à patrouiller sur l’autre rive, dans des champs et de petits bois. Toujours rien. On finit par se séparer pour agrandir le périmètre des recherches, avec consigne de se retrouver près de la tente dans une heure. Pauline et sa mère se dirigèrent vers la ville tandis que l’enfant, suivant son instinct et répondant au mauvais pressentiment qu’il avait, se mit à suivre la départementale en direction de La Roque-Gageac.

Il n’avait pas parcouru un kilomètre quand il l’aperçut de loin le long de la route, immobile dans l’herbe du fossé. Plus il s’approchait, plus son cœur battait, car il ne voulait pas croire à l’inéluctable. Peut-être qu’Azraël dormait, tout simplement, épuisé par sa longue promenade. Mais enfin, c’était là un bien curieux endroit pour s’assoupir, avec les voitures qui passaient à cinquante centimètres de lui. Hélas, quand il ne fut plus qu’à deux mètres, il s’immobilisa : C’était bien Azraël, mais il ne bougeait plus. Il ne bougerait jamais plus, en fait. Du sang lui sortait par les oreilles et par le nez et de son ventre s’échappait quelques viscères. L’enfant s’agenouilla près de son chat et le regarda tout ému. Qu’est-ce qu’il allait dire à Pauline ?

Il resta là un bon moment, ne sachant quelle résolution prendre. Puis il se dit que sa sœur serait trop bouleversée si elle voyait son animal favori dans cet état. D’un autrecôté, cela lui semblait indécent d’abandonner le pauvre Azraël, là, au bord de la route. Il décida donc de l’enterrer lui-même, comme il pourrait. Il prit le chat dans ses bras et s’engagea dans le petit bois, qui, en contrebas, descendait vers la Dordogne. Arrivé tout près du fleuve, il s’arrêta et se mit à gratter dans les feuilles mortes puis dans le terreau qu’il y avait en dessous. Ce n’était pas bien facile car il n’avait aucun outil. De plus, les racines des arbres voisins ne facilitaient pas sa tâche. Il s’aida d’un bâton pour continuer à creuser, puis finalement il s’empara d’une pierre plate qui fit office de pelle rudimentaire. A la fin, il parvint quand même à avoir une petite excavation qui fut suffisante pour y déposer l’animal. Il le regarda une dernière fois, lui caressa la tête, puis il reboucha le trou avec la terre et les feuilles. Quand il eut fini, il s’essuya les yeux avec ses mains sales car des larmes avaient coulé sans qu’il s’en rendît vraiment compte. Il regarda la Dordogne, qui coulait à moins de dix mètres et se dit qu’Azraël serait bien ici, que c’était un bel endroit. Et puis c’était le pays de sa mère à lui et quelque part mieux valait être enterré là que n’importe où. Mais pourquoi fallait-il mourir ? Telle est la question qu’il se posait en remontant à travers le petit bois afin de rejoindre la départementale.

Quand il arriva à l’entrée du camping, il attendit. Fallait-il aller rejoindre les deux autres et leur annoncer la mauvaise nouvelle ? Il se dit que les minutes durant lesquelles elles ne sauraient rien du drame seraient toujours un peu de temps de gagner. Et puis honnêtement il ne se sentait pas le courage de partir à leur recherche. Il avait le cœur lourd et il préférait attendre, anticipant déjà la réaction de Pauline, laquelle risquait d’être violente.

Après un bon quart d’heure, il les aperçut qui arrivaient. Quand elles le virent, le visage maculé de terre, les mains sales et le tee-shirt tout taché de sang, elles poussèrent un cri. Qu’est-ce qui lui était arrivé ? Était-il tombé ? Était-il blessé ? Ou était-il allé pour se retrouver dans un état pareil ? « Ce n’est pas moi », dit-il, « c’est Azraël. Il… » « Tu l’as retrouvé ? Où est-il ? » s’enquit Pauline avec empressement. « Oui, je l’ai retrouvé. Mais il n’y avait plus grand-chose à faire », poursuivit-il en montrant le sang sur ses vêtements. « Quoi ? Il a été blessé ? Où est-il ? » Alors il raconta comment il avait trouvé le pauvre Azraël et dans quel état. Il expliqua qu’il l’avait enterré comme il avait pu, afin qu’il eût une sépulture décente et qu’il ne fût pas la proie des autres bêtes ou des fourmis. « Tu sais, il est bien, là où il est. Il peut même voir la Dordogne» ajouta-t-il dans un sanglot. Mais déjà Pauline, elle, pleurait à chaudes larmes.

Le reste de la soirée fut lugubre, comme on s’en doute. Pauline n’en finissait plus de sangloter et elle finit par s’endormir tout habillée sur son sac de couchage. La mère mit un vêtement sur elle afin qu’elle n’eût point froid. Il était inutile de la réveiller pour lui faire enfiler son pyjama. Le lendemain, on traîna toute la journée dans le camping. Le cœur n’y était plus et personne n’avait envie de continuer à visiter la région. Pourtant il avait été prévu de faire une excursion à La Roque-Gageac et même de pousser jusqu’à Sarlat, mais tout fut annulé. Il faut dire aussi que le temps avait radicalement changé. Il avait dû y avoir des orages quelque part et le beau soleil des jours précédents avait été remplacé par de gros nuages qui n’en finissaient plus de traverser le ciel. En plus on était un dimanche et les magasins étaient fermés. On se promena bien un peu en fin de journée dans Beynac, mais l’ambiance était morne, sans qu’on pût déterminer s’ils avaient cette impression à cause de la tristesse d’avoir perdu Azraël ou si cela était dû au repos dominical en lui-même, lequel a parfois un petit côté morbide dans la mesure où toute activité est à l’arrêt.

On décida donc de partir le lendemain. Les enfants avaient envie de quitter cet endroit qui n’avait pas porté chance à leur pauvre chat et quant à la mère, elle se rendait compte qu’elle s’était accrochée en vain à l’espoir de trouver une solution à ses problèmes dans sa région natale. Mais non, il n’y avait rien ni personne ici qui pût lui venir en aide d’une manière ou d’une autre. Beynac, comme Bergerac, ne représentaient plus pour elle que des souvenirs et à ce titre ces deux villes appartenaient à son passé. Certes, elle avait été heureuse de revenir ici et de revivre certaines émotions, mais elle se rendait bien compte que le temps avait fait son œuvre et qu’elle était finalement devenue une étrangère dans ces lieux. Ceux qu’elle avait connus et avec qui elle avait été heureuse, autrement dit ses parents et son frère, étaient morts depuis longtemps. Soudain, elle se sentit seule, vraiment seule. Elle avait l’impression que sa vie était derrière elle et que les mois et les années qui s’annonçaient ne feraient qu’apporter des soucis en si grand nombre qu’elle serait incapable d’y faire face. Pourtant elle n’avait que trente-huit ans et n’était donc pas à un âge où on raisonnait comme elle était en train de le faire. Aussi tenta-t-elle de se secouer un peu. Puisqu’il fallait quitter la région de la Dordogne, on la quitterait et le plus tôt serait le mieux. Comme par ailleurs Pauline était bien tristounette et qu’elle avait déjà à plusieurs reprises manifesté ledésir de voir l’océan, qu’elle n’avait jamais vu, il fut décidé que le lendemain à l’aube on prendrait la route de l’Atlantique. Cette nouvelle amena un sourire timide sur les lèvres de la petite. Celle-ci ne dit rien de plus, mais plus tard, profitant d’un moment où elles étaient seules toutes les deux, elle vint enlacer sa maman et, sans prononcer un mot, lui fit un gros câlin. Alors la mère, émue par cette complicité qu’elle sentait avec son enfant, retrouva elle-même un peu d’espoir et elle se dit qu’après tout l’avenir lui réserverait peut-être des surprises agréables.