Ceux qui se souviennent que
Gravity's rainbow s'ouvre sur une citation du
Magicien d'Oz et que de
Barthelme à
Coover en passant par
Acker, une certaine littérature américaine peut faire valoir un fameux
pedigree en matière de perversion de personnages de la fiction populaire ne seront sans doute pas surpris d'apprendre qu'un des hommes ayant le plus fait pour promouvoir en France les postmodernes américains et leurs héritiers reprenne aujourd'hui les personnages inventés par L. Frank Baum pour les mettre au centre d'une ambitieuse fresque romanesque ayant pour décor la première moitié du XXe siècle.
Mais lire
CosmoZ, le (si mon compte est bon) treizième ( !) roman de Claro [1], sous cet angle là est trompeur. Pertinent, certes, mais trompeur aussi. Des grands écrivains américains du siècle passé (et de celui-ci aussi, espère-t-on), celui qui a le plus systématiquement retravailler, fouiller, exploser et exposer les créations fictives d'autres auteurs, scénaristes, cinéastes ou collecteurs de contes est, sans aucun doute, Robert Coover. Bien souvent, son travail a porté sur la langue et sur l'univers fictionnel : une sape en règle des présupposés, des constructions, des leçons, des manières de voir le monde qui se dégageaient des textes originaux soumis à son allègre viol. Quand Coover s'approche du polar, du film noir, du roman hard-boiled, il s'installe sans hésiter dans les confins du monde chandlerien ou fritz-langien et se propose de déstabiliser le personnage archétypal de ce type de récits afin de déstabiliser ensuite le lecteur installé trop confortablement dans un monde qu'il croit déjà connaître. Derrière cette approche, l'idée que le monde est perçu donc représenté, que les représentations se nourrissent de mythes et mythologie diverses et que montrer l'envers du décor de ces mythes est, en soi, une acte politique capable de changer fondamentalement notre perception du monde, etc.
Il pourrait y avoir de ça dans
CosmoZ : après tout, le livre n'est vraiment lancé qu'en 1900, à la publication du livre de Baum, comme si c'était elle qui avait projeté les personnages dans le monde réel ; ou, dit autrement, comme pour souligner qu'une fois publié, un livre et ses héros peut avoir une influence sur le monde réel – que cette influence soit concrète ou pas. Mais on ne peut s'empêcher de remarquer qu'ici, Claro ne vient pas perturber le monde de Dorothy et ses amis, il n'en montre pas les ressorts, non, il les place dans un XXe siècle bien réel (d'après les livres d'histoire : je n'y étais pas) et c'est ce siècle qui est perturbé et démonté par la présence de la progéniture Baumienne. Dorothy, les munchkins, l'épouvantail ou l'homme de fer traversent les deux guerres, les camps, la grande dépression, les asiles français et le début de l'ère atomique.
CosmoZ est en fait un Bildungsroman, avec ses personnages qui traversent, de façon un peu improbable, les grands événements de leur temps et, peu à peu, se découvrent et se forment. Mais s'il y a éducation, s'il y a éveil, ce n'est pas celui des Oziens : c'est celui du monde et du siècle. Dans
CosmoZ, on ne retient pas l'improbabilité de se trouver partout où il ne fallait pas quand il ne fallait pas (non seulement parce qu'il faudrait alors se mettre à causer de la probabilité de l'existence d'un homme de paille qui parle et qui se déplace…) parce que ce qui compte
pour de vrai, c'est que tous ces gens fonctionnent en révélateurs de notre temps ou, au moins, d'une période cruciale de l'histoire sans laquelle il serait impossible de comprendre notre époque.
De tous les personnages ici rassemblés, les deux les plus prenants sont, à mon sens, Nick Chopper et Oscar Crow. L'un n'a pas de cœur, l'autre n'a pas de cerveau. Chopper, mutilé dans les tranchés, est reconstruit en homme de fer, en pure machine qui n'a pas besoin d'organe palpitant ni désirant : ce qui lui faut, c'est l'efficacité mécanique, les membres outils. Crow, autre rescapé du bourbier, a perdu la mémoire : il ne se souvient pas du passé, et il est incapable d'enregistrer de nouveaux souvenirs. Machine sans cœur, homme sans mémoire : l'ouvrier parfait, le stakhanov de l'ère post-fordienne. Claro place ça fiction dans un contexte et dans un état d'esprit similaire à celui de Pynchon dans
V. : les premières années du siècle, ou la culmination du processus de déshumanisation de l'humain. Ses cibles les plus fréquentes : le travail en tant que valeur et la science en tant qu'outil de progrès. Dans le monde décrit par Claro, c'est à l'homme de trouver sa place dans la machinerie moderne que la science et la technique façonnent pour lui.
Un peu comme
Zone de
Mathias Enard était traversé par les écrivains et, tout spécialement, Ezra Pound,
CosmoZ est imprégné de la présence de TS Eliot et, en particulier, de son
Hollow Men. Evidemment, l'importance de l'épouvantail dans le poème d'Eliot ne pouvait échapper à Claro, pas plus que la présence de ces hommes creux et brisés. Sans oublier que, détruit par un obus en
14-18 ou assassiné par un nazi en 40-45, la dernière chose que la victime entend n'est pas la bang ou le boum (ou la Baum, pardon) final. Les traces françaises ne sont pas en reste : difficiles de ne pas penser à Artaud lors du chapitre dans l'asile ou à Foucault, de manière générale, dans ce monde qui semble être construit sur la contrainte, la surveillance et la discipline, de l'armée aux maisons de fou en passant par les hôpitaux ou la chasse au rouge. De fait, s'il y a un point commun entre tous les personnages, principaux ou juste de passage, qui se donnent rendez-vous dans
CosmoZ, lorsqu'ils ne font pas partie de l'appareil de contrôle et de pouvoir, c'est bien d'être des freaks, des marginaux, des rejetés. Ils ne sont pas anti-système à la manière un peu facile qu'ont certains de l'être de nos jours, non, ils sont simplement ailleurs. Mais cet ailleurs est de plus en plus difficile à habiter, enfermés qu'ils sont dans « la prison du réel » ne pouvant sans doute compter que sur leur petit groupe qui forme « une communauté de la peur »…
Oui, on peut le dire comme le dit avec d'autres mots la quatrième de couv ‘,
CosmoZ est un livre pessimiste qui n'est finalement pas si éloigné de cette littérature
des Morlocks dont nous vous parlions il y a peu [2] . Et comment ne pas ressentir cette impression de catastrophe imminente ou de découverte d'un pire toujours pire dans le monde
CosmoZien, où l'attente est un « prélude à la déception » et l'humanité, rien d'autre qu'un « sel qui aujourd'hui brûle chacune nos plaies ». De fait, est-il possible de penser autrement en observant cette première moitié du vingtième siècle qui nous fait passer de la boucherie des tranchées aux camps pour terminer dans le champignon d'un désert du Nouveau Mexique. C'est un « siècle à chiffres », nous dit-on : « il nous tatoue puis nous tue ».
Plus qu'une anti-féérie,
CosmoZ serait peut-être bien une brillante anti-utopie. Et les tentatives de mettre en marche des utopies, de tout type (scientistes, sociales, politiques, marchandes) dans le monde réel et tout sauf théorique ont été nombreuses au siècle passé. Le cauchemar du vingtième siècle n'aura-t-il d'ailleurs pas été de vouloir donner un lieu, une concrétisation à ce qui n'est qu'un non-lieu complètement irréel ? Balancé dans une cruelle réalité, dans un «
zoo de la douleur humaine », les personnages de Baum selon Claro (après tout, le XXe aura aussi été un « siècle des adaptations ») n'ont qu'une idée en tête : retrouver le paradis perdu, leur petit coin de bonheur. Mais où est le chemin de dalle jaune, où est cette route dorée ? N'est-elle pas qu'une création littéraire à laquelle le cinéma aura donné une plus grande illusion de réalité ? N'est-elle pas condamnée à ne jamais sortir des pages d'un livre ? La première utopie est une île décrite au XVIe siècle dans un livre par un anglais qui ne faisait même pas semblant de croire à la possibilité de la voir un jour se concrétiser. Dorothy et ses compères sont expulsés du confort de la fiction et ne peuvent résister à la tentation bien humaine, trop humaine de partir à la recherche d'un lieu d'origine idéalisé. Être crachés du livre vers la réalité, telle est leur perte, leur chute dans le naufrage du siècle.
Où est l'espoir face à tant de désespoir (et de rage) ? Nous n'allons pas prétendre que l'écriture peut nous sauver, mais nous n'allons pas oublier que ce que nous avons devant nous sont 484 pages de fiction et nous pouvons donc nous permettre de dire que ce monde-là, ce monde de papier est sauvé du désespoir le plus sombre par une plume, par une voix, par une écriture qui, bien au-delà des cris de rage ou de tristesse, nous offre des images, de métaphores, des phrases et des pages d'une très grande beauté. Je n'ai jamais fait de mystère de mon appréciation du travail de Claro et je dois dire que, stylistiquement aussi,
CosmoZ est sa plus belle pièce. On se disait déjà qu'on allait dans cette direction sur les premières pages, mais mon épiphanie personnelle a un chiffre (un de plus dans
ce siècle de etc…), celui de la page 124, la présentation d'Oscar Crow :
« Je veux un cerveau », répète-il comme s'il était un puits dans lequel chute sans cesse le même caillou, produisant toujours les mêmes échos et les mêmes ondes dans l'eau, là, tout au fond.
« Je veux un cerveau », babille-t-il, ses yeux plus ronds que deux orifices d'où rien ne sort sinon un faux regard.
(…)
Puis, dans un murmure froissé, il lui confie sa hantise, il crache son petit noyaux honteux : « Je n'ai peur que d'une chose, d'une seule : l'allumette enflammée ». (…)
Baum l'avait prévenue : ce serait ça, avant tout chose, l'amitié. La patience face à l'impatience, le spectacle d'un dérèglement, la fréquentation d'une déconvenue. Elle doit l'accepter tel qu'il est et elle doit, dans le même temps, le même mouvement, lui souhaiter ce qu'il désire le plus, à savoir être autre, ni lui, ni elle, mais un peu des deux, de la paille qui pense, une pensée redoutant l'embrasement.
C'est grâce à des choses comme ça, curieusement, que nous aussi, comme Dorothy, nous continuons à vivre notre « naïveté jusqu'à la dernière goutte ». Et à lire
CosmoZ jusqu'à la dernière page, terrifiés et émerveillés à la fois.
[1] Précisons d'emblée, pour éviter tout reproche nécessairement malveillant, que Claro a été un des membres-fondateurs du Fric Frac Club.
[2] Digression pas nécessairement nécessaire : on est quand même frappé par les type de vocabulaire utilisé, ici et ailleurs, pour causer pessimistes : ils « savent », ils ne pensent pas ; les processus dont ils parlent sont « inéluctables » ; leur vision est d'une « lucidité » souvent tragique. Les pessimistes sont dans la certitude, le vrai. Le vocabulaire associé à l'optimiste est toujours celui de la naïveté ou de la légèreté. Comme si, on le dit souvent, la différence entre pessimiste et optimiste, c'était que le premier, lui, était informé. On devrait pourtant se rendre compte que tout, aujourd'hui, repose non pas sur la disponibilité ou non de l'information, seule commodité dont on ne manquera jamais, mais bien sur le choix de chacun de privilégier tel ou tel type d'information.