Je ne peux m'empêcher de comparer les unes aux autres les oeuvres des grands auteurs américains que j'ai lues récemment : Alors que, d'une manière ramassée, claire et nette, Baldwin définit la question des rapports des hommes entre eux d'une manière retentissante et intemporelle, Morrison fait un état des lieux, mais de l'intérieur, en se concentrant sur les personnages, sur quelques destinées. A travers leurs émois, leurs questionnements, leur quête identitaire, c'est la quête de tout un peuple qui transparaît. Chez Ellison, l'écriture est plus ouvertement politique, elle est tournée vers l'extérieur. Le point de départ est bien sûr le narrateur, en proie lui aussi à une recherche du moi, mais il se cherche dans l'action, l'action politique plus précisément, c'est cette dimension politique qui donne au roman toute sa saveur.
Ainsi, passé le premier tiers du roman, le rythme de lecture s'accélère, ralentit, reprend une vitesse vertigineuse au gré des espérances et des désillusions du héros-narrateur qui sait faire haleter le lecteur. Plus on avance dans la lecture et plus on est impatient de savoir comment ça se termine. Mais, comme lorsque j'ai lu Le Chant de Salomon, je me suis fait violence pour me soumettre au rythme imposé par la narration, sans essayer de la devancer pour savoir à l'avance à quoi m'en tenir. C'est peut-être là un des signes des romans d'exception : ils vous font battre la chamade.
Bon, faut tout de même que je vous dise un mot de l'histoire. Eh bien au commencement était les dernières paroles du grand-père sur son lit de mort :
"Fils, quand je serai parti, je compte sur toi pour continuer le combat. Je ne t'en ai jamais parlé, mais notre vie, à nous, est une guerre, et du jour où j'ai rendu mon fusil, à la Reconstitution, je suis devenu un traître pour la vie, un espion dans le pays de l'ennemi. Tâche de vivre dans la gueule du loup. Je veux que tu les noies sous les oui, que tu les sapes avec tes sourires, que tu les fasses crever à force d'être d'accord avec eux, que tu les laisses te bouffer jusqu'à ce qu'ils te vomissent ou qu'ils éclatent (...) Apprends ça aux jeunots, dit-il dans un murmure plein de fureur. Puis il mourut" (p. 48)
Ces paroles ainsi que l'image du grand-père hanteront le narrteur qui essaiera toujours de comprendre le sens profond des dernières volontés du vieux, il voudra se posittioner par rapport à elles. Les pronoms "les" et "ils" désignent bien entendu les Blancs. Le héros nous apparaît dans un premier temps quelque peu servile, avec une volonté farouche de plaire aux Blancs, pour pouvoir se faire une place. Il est ambitieux, il veut réussir, il a aussi le verbe facile. C'est ce qui lui vaudra une bourse pour l'université. Mais des circonstances malheureuses (ou heureuses ?) lui font quitter l'Université. Officiellement, le directeur de l'Etablissement lui demande de se rendre à New York, trouver du travail et se faire quelques économies pour pouvoir réintégrer le rang des étudiants l'année suivante. Mais les choses ne se déroulent pas du tout de cette manière. Arrivé à New-York, au coeur de Harlem il se révèle comme orateur, comme quelqu'un qui sait enflammer les coeurs, la foule, et même le lecteur est séduit.
On le suit à travers ses expériences, ses rencontres, sa mutation psychologique. Les événements s'enchaînent et font tomber le héros dans un trou, profond et noir, mais c'est un gouffre symbolique. Ralph Ellison invite chacun de nous à aller au fin fond du gouffre noir de sa conscience, d'y hiberner aussi longtemps qu'il le faut pour en ressortir renouvelé, ou du moins plus averti, plus apaisé aussi.
"L'hibernation est terminée. Je dois me desquamer de l'ancienne peau et remonter respirer à la surface. Il y a une puanteur qui, sentie d'aussi loin sous terre, pourrait tout aussi bien être l'odeur de la mort ou du printemps. Mais je ne veux pas vous tromper, il y a, bel et bien, une mort dans l'odeur du printemps et dans ton odeur, mon frère, comme dans la mienne. " 'p. 613-614)
L'écriture demeure l'une des meilleures thérapies que je connaisse, l'un des meilleurs moyens de faire des blessures des cicatrices. Et ce n'est pas Ellison qui va me contredire :
"Le fait même d'essayer de tout raconter m'a embrouillé et a détruit une partie de la colère et une partie de l'amertume. C'est pourquoi à présent je dénonce et je défends, ou je me sens prêt à défendre. Je condamne et je revendique, je dis non et je dis oui, oui et non. Je dénonce, parce que, tout en étant concerné et en partie responsable, j'ai été blessé au point d'endurer des souffrances abyssales, au point de devenir invisible. Et je défends, parce qu'en dépit de tout, je constate et j'aime. Afin de communiquer une partie, je dois aimer, c'est inéluctable. Je ne suis pas en train de vous vendre un pseudo-pardon, je suis un homme désespéré - mais vous perdrez trop de votre vie, et de sa signification, si vous ne la considérez pas sous l'angle de l'amour aussi bien que de la haine. Aussi, je la considère de façon divisée. Aussi, je dénonce et je défends, je hais et j'aime." (p. 613)
Ralph Ellison, Homme invisible, pour qui chantes-tu ? Editions Grasset. Première publication en 1952, 616 pages. La critique de ce roman, par Saint-Ralph.