Antonio Zanchi (Este, 1631-Venise, 1722),
Abraham enseigne l’astrologie aux Égyptiens, c.1665.
Huile sur toile, 2,76 x 3,70 m, Venise, Santa Maria del Giglio.
[cliquez sur l’image pour l’agrandir]
Beatus Vir ? Le point d’interrogation qui termine le titre du nouveau disque d’Amandine Beyer résume nombre des questions qu’il pose. Rosenmüller, ce musicien né sous l’étoile du talent et de l’exil, fut-il un homme heureux ? On l’ignore, mais la postérité, si on en juge par le volume encore fort restreint d’enregistrements qui lui ont été consacrés, n’a pas toujours été clémente à son égard. La toute première incursion dans le domaine de la musique vocale sacrée d’une des violonistes baroques les mieux douées de sa génération, dirigeant de l’archet ses talentueux Incogniti, allait-elle être à la hauteur de ses réalisations instrumentales, comme le magnifique Matteis de l’année dernière (cliquez ici) ? C’est ce que je vous propose de découvrir au fil de cette chronique.
Tout avait bien commencé pour Johann Rosenmüller (c.1619-1684). Né à Oelsnitz (Saxe), étudiant à Leipzig dans les années 1630, il s’y fit rapidement une excellente réputation de musicien. Sa renommée dépassa bientôt le cadre local, car le jeune compositeur se lia d’amitié avec l’archicantor Heinrich Schütz (1585-1672), alors en poste à Dresde, personnalité centrale dans le paysage musical du XVIIe siècle allemand. Dès 1651, Rosenmüller occupe les fonctions d’organiste à l’église Saint-Nicolas, et, deux ans plus tard, les autorités de Leipzig lui font savoir qu’ils envisagent de lui confier le poste de cantor de Saint-Thomas, dès la mort du titulaire alors en place. Mais en 1655, l’orage éclate. Accusé d’homosexualité, incarcéré, Rosenmüller réussit néanmoins à s’évader et se réfugie à Hambourg avant de gagner Venise. Il y restera 25 ans, tout d’abord en qualité de tromboniste à la basilique Saint-Marc (1657), puis de compositeur à l’Ospedale de la Pietà (1678). Cependant, dès 1660, les contacts reprennent avec l’Allemagne, où certaines Cours lui demandent des œuvres et lui envoient des élèves. En 1682, Rosenmüller retrouve enfin sa patrie et occupe, jusqu’à sa mort, deux ans plus tard, les fonctions de Kapellmeister à Wolfenbüttel.
La majeure partie du legs de Rosenmüller consiste en des pièces de musique sacrée, mais c’est, paradoxalement, sa production instrumentale qui demeure, pour l’heure, la plus connue. Si, au début de sa carrière, elle est nettement marquée par la manière de l’Europe du Nord (Studenten-Music, 1654), l’exil vénitien va progressivement en faire évoluer le style, qui, après une période d’équilibre entre Italie et Allemagne (Sonate da camera, Venise, 1667), va définitivement s’italianiser, comme le prouve son ultime recueil de Sonates publié à Nuremberg en 1682. D’une grande inventivité sans toutefois s’adonner à des expérimentations radicales, ses œuvres instrumentales se distinguent par leur raffinement et leur souci d’expressivité. Les motets inédits qui nous sont révélés dans ce Beatus Vir ? illustrent les mêmes qualités, tout en se montrant au fait des dernières tendances musicales, incluant ponctuellement, par exemple, des éléments opératiques comme la présence de Sinfonie introductives ou l’utilisation de fragments de récitatif. Rosenmüller, s’il ne néglige ni la sensualité vocale, ni un certain brillant dans les effets, se montre très attentif à l’impact dramatique du texte, qu’il souligne en usant de madrigalismes souvent saisissants. Il faut noter, pour finir ce trop bref tour d’horizon, la place importante accordée par le compositeur aux instruments, traités comme de véritables acteurs qui soulignent, commentent, et dynamisent le discours.
Amandine Beyer et ses complices nous proposent cinq motets, auxquels ils ont adjoint trois sonates tirées du recueil de 1682. Leur disque est une réussite, que l’on salue d’autant plus volontiers qu’elle rompt avec la tendance au rabâchage du répertoire qui gangrène malheureusement le petit monde de la musique baroque depuis quelques années, quand une réalisation comme celle-ci prouve qu’il reste encore bien des trésors qui n’attendent qu’une redécouverte.
La comparaison des pièces instrumentales avec celles enregistrées par Jordi Savall (Astrée, 1984) montre une nouvelle fois l’excellence du niveau atteint par l’ensemble Gli Incogniti (photo ci-contre), qui livre une vision peut-être moins opulente que son prédécesseur, mais certainement plus incisive et enlevée. Les motets sont, dans l’ensemble, remarquablement rendus, même si j’avoue n’avoir pas été pleinement convaincu par le Jubilate Deo, unique pièce confiée au seul Wolf Mathias Friedrich, qui, malgré la fermeté de son articulation et son investissement expressif, m’a semblé parfois à la peine face aux exigences de l’écriture de Rosenmüller, faiblesse moins sensible dans le Salve mi Jesu, partagé avec Raquel Andueza. Le contraste est d’autant plus cruel que la soprano se montre, pour sa part, lumineuse de bout en bout, son impeccable technique vocale l’autorisant à se rire des difficultés de pièces qui exigent souffle, agilité, et caractérisation. Toutes ces qualités sont ici réunies, et il faut encore y ajouter une chaleur sensuelle qui réjouit le cœur de l’auditeur conquis ; écoutez seulement le vaste Nisi Dominus de plus d’un quart d’heure et vous vous laisserez sans doute gagner, vous aussi, par le charme de cette voix. Ainsi que je l’écrivais en préambule, Beatus Vir ? est le premier projet de musique vocale d’Amandine Beyer en qualité de directrice d’ensemble, un exercice souvent plus périlleux qu’il y paraît. Si cette entreprise se solde, à mes yeux, par un indiscutable succès, c’est probablement, en grande partie, parce que la violoniste a réussi à étendre la forte cohésion qui marque son travail à la tête de Gli Incogniti aux deux chanteurs solistes invités, parvenant ainsi à délivrer une vision très unitaire et équilibrée, où s’épanouit un véritable dialogue entre instruments et voix. Si on ajoute à ceci une indéniable intelligence du répertoire et une liberté de ton qui est devenue une signature des prestations d’Amandine Beyer, on obtient un enregistrement de très haute tenue, qui rend justice à la musique de Rosenmüller avec un panache et une sensibilité dont certains gagneraient à s’inspirer.
Première belle surprise de la rentrée dans le domaine de la musique baroque, je vous recommande sans hésitation ce Beatus Vir ? qui allie bonheur de la découverte et raffinement de l’interprétation. Même si les projets futurs d’Amandine Beyer semblent plutôt s’orienter vers un retour à la musique instrumentale, on ne peut qu’espérer qu’elle s’attèlera de nouveau à la redécouverte d’œuvres vocales méconnues. Beatus Vir, Johann Rosenmüller ? S’il pouvait écouter ce disque, nul doute que, comme nous, il le serait.
Johann Rosenmüller (c.1619-1684) : Beatus Vir ? Motets et sonates.
Raquel Andueza, soprano
Wolf Matthias Friedrich, basse
Gli Incogniti
Amandine Beyer, violon & direction
1 CD [durée totale : 65’40”] Zig-Zag Territoires ZZT 100801. Ce disque peut-être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Sonata settima, à 4
2. Coelestes Spiritus, motet
Illustration complémentaire :
Giovanni Antonio Canal, dit Canaletto (Venise, 1697-1768), La basilique Saint-Marc, vue intérieure, c.1755. Huile sur toile, 36,5 x 33,5 cm, Windsor, The royal collection.