Un des points sur lesquels j'achoppe quand j'écoute des sages hindous ou chrétiens, c'est leur vision de la nature comme œuvre parfaite d'une Providence insondable. S'il y a une chose en laquelle nous ne pouvons plus croire, c'est en cette idée d'un cosmos hiérarchisé dans lequel toute chose a une fin qui est comme sa raison d'être. "La nature ne fait rien en vain", répètent-ils volontiers. Ainsi les yeux pour voir, les ailes pour voler, la femme pour faire la cuisine, les nègres pour travailler aux champs, les esclaves pour se tuer aux mines... Et puis, il y a les choses "contre-nature", les "natures déviantes" pas naturelles... Drôle de perfection ! Bref, non seulement cette idée est dangereuse mais, surtout, elle est fausse. La nature n'est ni bonne, ni parfaite. Si elle était achevée, elle n'évoluerait pas.
La nature est un organisme constitué d'éléments aveugles. L'ordre émerge du désordre. Puissance insoupçonnée du hasard.
L'une des forces du bouddhisme est d'avoir reconnu cela. C'est même son acte de naissance. Contre le dharma cosmique, naturel et totalitaire des brahmanes, le dharma construit et individuel du Bouddha.
Voici un documentaire qui touche à ce sujet. Un jeune Américain part à la rencontre d'ermites chinois pratiquant le zen et cultivant la compassion illimitée du Bouddha Amitabha ("Lumière/Manifestation illimitée") :
Il demande à l'un deux : "Est-ce que pratiquer en pleine nature influence votre pratique ?". Le moine répond, avec un rire un peu amère : "La nature ? La nature est une illusion. Qu'est-ce qui est naturel ? Ces vêtements ? La nature est illusion, l'illusion est nature". La nature, en effet, c'est un ensemble d'habitudes, de tendances en compétition perpétuelle, avec des plis qui se distinguent, le temps d'un instant, à l'image de tourbillons dans l'eau d'un fleuve. Beau, magnifique, et sauvage. Mais aucune perfection, nulle finalité, pas d'auteur à louer ou à maudire.
Soit. Mais la Reconnaissance (pratyabhijnâ) ? Que devient la reconnaissance du Seigneur en soi-même ? N'est-il pas l'Auteur, l'Organisateur ? Le défaut du bouddhisme n'est-il pas justement de nier la puissance créatrice de la conscience en la réduisant à un mécanisme répétitif, impersonnel, et, au fond, stérile ?
Je crois effectivement que la conscience palpite, vit, crée, qu'elle est un Soi et pas seulement un "soi-même" illusoire. La nature est un organisme, pas une machine.
Mais le Seigneur ? Eh bien, c'est un symbole. Car le Soi, la conscience, est la Source, la Vie, le Mouvement, l'Âme de tout. Pourquoi pas le Seigneur ? Simplement, Dieu n'est pas un Organisateur provident. C'est plutôt un Improvisateur. Son matériau, ce son les émotions, et non pas un Plan ou une Providence agencés autours d'archétypes atemporels. Il est Vie plus qu'Intellect. Il est musicien plus qu'architecte.
Or, ainsi comprise, la conscience ne rejoint-elle pas la notion de hasard ? Je crois - mais ce n'est sans doute qu'une hypothèse farfelue - que la Reconnaissance, en son fond, tend vers une synthèse du théisme et du bouddhisme, des Upanishad et de Darwin.