Bière: U Krále Brabantského, c'est plus

Publié le 10 mai 2007 par Strogoff
Au départ, j'avais pensé mettre cette publie dans la rubrique "coup de gueule", pis après réflexion (ce qui m'arrive rarement quand même), je me suis dit qu'après tout non. Aujourd'hui je vais donc rapidement vous parler du troquet "U Krále Brabantského", qui se trouve juste en dessous des escaliers qui montent au château (de Prague), dans la rue "Thunovská 198/15". Cet estaminet est connu de tout Prague, et fut fréquenté par des générations entières de Praguois depuis des siècles. Car en dehors d'être encore aujourd'hui (enfin hier) un lieu extrêmement chaleureux, typique et envoûtant, il est considère comme l'une des, sinon LA, plus ancienne taverne de la capitale. Son nom, qui n'aurait pas changé depuis l'origine, vient du roi de Brabant, Jean 1er (le victorieux, 1253 - 1294), qui aurait donné (légende, cependant plausible) son nom à la fameuse bière de "Plzeň" ("Pilsen" en Allemand), "Gambrinus" par déformation de son nom latin Jan Primus (Jean 1er). Que le roi de Brabant lui même ait fréquenté l'illustre taverne reste de la légende non étayée (on subodore d'ailleurs fortement qu'il n'ait jamais mis les pieds en Bohême). Ce qui est par contre sûr et avéré, c'est que le bon roi Charles IV oui, avec ses kikis. Pis après lui Rudolf II, suivi par maints autres rois et empereurs du Saint Empire Romain Gerbatique. Pis des célébrités, des écrivains, des artistes, des scientifiques, des politiques, bref... d'innombrables Praguois, connus ou non, fréquentèrent la taverne durant plusieurs siècles. Et moi j'en faisais partie, eh oui. Oh pour sûr, fort modestement (encore que si je deviens célèbre...), mais j'aimais m'y arrêter en revenant d'en haut, du château, de "Strahov" ou du Boeuf Noir (lorsqu'il n'y avait plus de place au Boeuf, sinon forcément, je n'allais pas au Brabant). Le lieu était simple, tranquille, et malgré que parfois des touristes de passage venaient à l'encombrer, il y avait généralement presque toujours parfois une place pour y poser mon vénérable séant.

Pis au cours du temps, quelque chose changea, lentement, graduellement et pernicieusement mais sûrement, au point qu'il y avait de moins en moins de locaux, et de plus en plus de touristes. Et curieusement, je n'avais pas le sentiment que les autochtones abandonnaient le lieu justement à cause de l'affluence étrangère. Non, il y avait quelque chose d'autre derrière cet état de fait, quelque chose nettement plus grave que je finis par découvrir par moi-même: la qualité de la bière se dégradait effroyablement. Depuis que je me souviens, l'on tournait de la "Prazdroj" (Pilsner Urquell pour les nez aux fytes) au roi de Brabant, le nec plus ultra abouti du summum de l'apogée en matière de bière. Or comme toute perfection prodigieuse, la "Prazdroj" exige une manipulation et un service appropriés. Maintenant si je voulais être pointilleux, alors je vous dirais encore qu'il est de nombreux autres facteurs qui jouent un rôle crucial dans la qualité de la bière servie en taverne. Et puis tiens, en vrac, pour vous donner une idée de la complexité et clouer le bec aux picrateux qui vous diront "ouais, la bière, c'est pour les couillons, y a que le vin qui compte", puis d'ouvrir avec les dents un Tetra Pak de rouge du pays. Donc le tirage d'une bière de qualité dépend (entres-autres):
- de la longueur de la tuyauterie entre le tonneau et la pipette, du diamètre des tuyaux, et de la matière: plastique, cuivre...,

- de la pression du gaz qui pousse la bière et de sa composition: mélange d'azote N2 et de dioxyde de carbone CO2 en proportion 1:1, 7:3 ou 6:4,
- du système de refroidissement: idéalement, la bière est entreposée à température de consommation, 6°C à 8°C, et juste avant la pipette elle passe dans un colimaçon réfrigéré à 6°C. Cependant certains établissements ne disposant pas d'une cave convenable, stockent donc à température ambiante (20°C, parfois plus), et refroidissent le colimaçon à 1°C (parfois moins). La bière qui transite subit soudainement un choc thermique (tiens, essayez des huîtres qui ont séjourné au frigo), sa qualité en est gravement altérée et de plus, les 6°C à 8°C pour consommation ne sont jamais atteints (mais 10°C à 12°C, une catastrophe),
- du liquide de rinçage des verres: certains empêchent la formation de mousse et donnent souvent un goût chimique,
- de l'habileté du tireur (de bière) à former une mousse compacte et dense dans le verre: en contact avec l'air, la bière s'abîme, s'évente, son goût se dégrade, et de perfection, elle devient pisse d'âne,

- de la fréquence de nettoyage des bouts: la culasse vissée au tonneau doit être frottée à la brosse en crin, et la pipette totalement démontée et rincée à l'eau (claire :-))) chaque jour, puis nettoyage hebdomadaire de toute l'installation.
- et pour terminer, la qualité de la bière dépend également du large sourire à pleines dents de la splendide serveuse qui vous apporte votre verre "brandé" (estampillé de la marque de bière que vous consommez) et qui le pose délicatement sur un dessous de bière absorbant en vous souhaitant une bonne dégustation, ses yeux coquins pénétrants regardant droit dans les vôtres.
Trop demander? Ah bon? Pourtant je connais des buvettes qui répondent à ces critères. Bon, ok, pas à tous les critères, mais les plus cruciaux (tant pis pour le sourire). Or et justement, ben au roi de Brabant, l'on commençait sérieusement à rogner sur la qualité, en particulier sur la température de la bière. Et tout amateur (non fragile des boyaux) vous le dira, une bière tiède est abjecte, quand bien même s'agirait-il de la meilleure bière du monde, en l'occurrence de la "Prazdroj". Aussi j'imagine que les habitués, les stamgasts, commencèrent à changer d'enseigne, jusqu'à ne plus venir qu'occasionnellement, voire plus du tout. Et ce fut mon cas.
Pis un jour quand même, passant dans le coin, nous nous dîmes (ma chérie d'amour, "Hanka" et moi) qu'on pourrait aller y mettre un oeil ou deux. En entrant l'on remarqua immédiatement qu'il y avait eu un changement. Un changement de mobilier, d'emplacement du zinc, et surtout de personnel. Ah bon? Tiens, et alors? Y aurait-il nouvelle gérance? Apparemment. L'ambiance faisait volontairement moyenâgeuse, les donzelles de service étaient vêtues similairement, et un mannequin grandeur nature en oripeaux de gueux encombrait inutilement une place à la table du fond. Faisait vraiment cheap'n nasty ce bougre là, genre qui est laid, qui est de mauvais goût et qui n'sert rien qu'à déplaire. Il ne restait plus de place libre, et l'on eut dû supporter sa présence à notre table. Soit, que diable. L'on commanda nos boissons, et tandis qu'on s'en allumait une petite, la serveuse nous amena l'inventaire des pitances sous la forme d'une peau de zébi... zébu roulée, maintenue dans la forme d'un parchemin par un ruban rouge. Hum, tant qu'à faire dans le kitch, autant le faire consciencieusement me suis-je dit. Hâtif de curiosité, je déballais le manuscrit, et commençais à déchiffrer avec grand' peine son contenu, du fait de l'écriture volontairement gothico-archaïque (on est dans le kitch, ne l'oubliez pas), et par manque de lumière (bougies, moyen-âge, sombre, et t'es né Breux, kitch donc). "Ah ben dis-donc, s'mouchent pas du coude dans la soie du falzar les tauliers d'séant, matte-voir la gamme de prix qu'la Baronne a pondue" nous exclamâmes-nous de concert. En effet, tout était dans le style "caviar aux truffes pour pigeons vacanciers", avec des prix nettement au-delà de ce qui se pratique habituellement. Certes, pas totalement indécents les prix (on a vu largement pire), mais foncièrement inconvenants, surtout pour les p'tits trucs, genre "tlačenka" (fromage de tête), "utopenec" (saucisse en vinaigre) ou "smažák" (fromage panné) que vous trouvez dans n'importe quelle bonne buvette pour une moitié d'artiche. Du coup on a fait l'impasse sur la bouffetance, parce que gaver le fripouillard n'est pas une pratique usuelle en ce qui nous concerne. Quant à la bière, mon opinion est plus mitigée. Il est indéniable que la qualité s'est sensiblement améliorée, en particulier la température, et c'est d'ailleurs la seule raison pour laquelle le roi de Brabant a échappé à la rubrique "coup de gueule", sa bonne bière. Maintenant à 38 CzK (1,30 €) le demi-litre, Monseigneur se ménage du bon gras dans l'tabernacle pour sa retraite d'hiver. Ceci dit, ça reste simplement inconvenant, mais pas totalement indécent. Mais ce qui est sûr, c'est que le bistrotier n'envisage pas de fidéliser une clientèle indigène.
Et donc voilà, encore une vieille taverne typiquement tchèque (la plus vieille taverne de Prague typiquement tchèque) qui vient de basculer de l'autre côté de la barrière, prête à racoler le premier touriste-couillon afin de lui refourguer coûteusement d'la daube charnue qu'il pourrait obtenir pour la moitié du prix dans la rue d'à côté. Bon, ben c'est comme ça, que voulez-vous, la tendance est ainsi, on crache sur l'habitant pour se gaver du touriste. Je ne dis pas que je ne remettrai jamais les pieds "U Krále Brabantského", mais vous ne m'y trouverez plus aussi souvent, et le Praguois non plus.