Pis au cours du temps, quelque chose changea, lentement, graduellement et pernicieusement mais sûrement, au point qu'il y avait de moins en moins de locaux, et de plus en plus de touristes. Et curieusement, je n'avais pas le sentiment que les autochtones abandonnaient le lieu justement à cause de l'affluence étrangère. Non, il y avait quelque chose d'autre derrière cet état de fait, quelque chose nettement plus grave que je finis par découvrir par moi-même: la qualité de la bière se dégradait effroyablement. Depuis que je me souviens, l'on tournait de la "Prazdroj" (Pilsner Urquell pour les nez aux fytes) au roi de Brabant, le nec plus ultra abouti du summum de l'apogée en matière de bière. Or comme toute perfection prodigieuse, la "Prazdroj" exige une manipulation et un service appropriés.
- de la longueur de la tuyauterie entre le tonneau et la pipette, du diamètre des tuyaux, et de la matière: plastique, cuivre...,
- de la pression du gaz qui pousse la bière et de sa composition: mélange d'azote N2 et de dioxyde de carbone CO2 en proportion 1:1, 7:3 ou 6:4,
- du système de refroidissement: idéalement, la bière est entreposée à température de consommation, 6°C à 8°C, et juste avant la pipette elle passe dans un colimaçon réfrigéré à 6°C. Cependant certains établissements ne disposant pas d'une cave convenable, stockent donc à température ambiante (20°C, parfois plus), et refroidissent le colimaçon à 1°C (parfois moins). La bière qui transite subit soudainement un choc thermique
- du liquide de rinçage des verres: certains empêchent la formation de mousse et donnent souvent un goût chimique,
- de l'habileté du tireur (de bière) à former une mousse compacte et dense dans le verre: en contact avec l'air, la bière s'abîme, s'évente, son goût se dégrade, et de perfection, elle devient pisse d'âne,
- de la fréquence de nettoyage des bouts: la culasse vissée au tonneau doit être frottée à la brosse en crin, et la pipette totalement démontée et rincée à l'eau (claire :-))) chaque jour, puis nettoyage hebdomadaire de toute l'installation.
- et pour terminer, la qualité de la bière dépend également du large sourire à pleines dents de la splendide serveuse qui vous apporte votre verre "brandé" (estampillé de la marque de bière que vous consommez) et qui le pose délicatement sur un dessous de bière absorbant en vous souhaitant une bonne dégustation, ses yeux coquins pénétrants regardant droit dans les vôtres.
Et donc voilà, encore une vieille taverne typiquement tchèque (la plus vieille taverne de Prague typiquement tchèque) qui vient de basculer de l'autre côté de la barrière, prête à racoler le premier touriste-couillon afin de lui refourguer coûteusement d'la daube charnue qu'il pourrait obtenir pour la moitié du prix dans la rue d'à côté. Bon, ben c'est comme ça, que voulez-vous, la tendance est ainsi, on crache sur l'habitant pour se gaver du touriste. Je ne dis pas que je ne remettrai jamais les pieds "U Krále Brabantského", mais vous ne m'y trouverez plus aussi souvent, et le Praguois non plus.