Le Surmâle d'Alfred Jarry par Papyrus et Martine

Par Bruno Leclercq


Émile Straus dans la Critique du 5 juillet 1902, utilise ses personnages de Martine et Papyrus pour rendre compte du Surmâle d'Alfred Jarry, qui vient de paraître aux Éditions de la Revue Blanche.
Le Surmâle (1)

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies,
Dont par le doux rapport les âmes assorties
S'attachent l'une à l'autre et se laisse piquer
Par ces je ne sais quoi qu'on ne peut expliquer.
Rodogune (Corneille)

Martine
Monsieur, qu'est-ce que c'est qu'un surmâle ?
Papyrus
C'est un futur contingent.
Martine
Pour sur que vous vous compromettez pas. Moi je crois que c'est quelque chose comme l'homme des casernes, le ur-mensch ou le petit tailleur de la légende allemande qui en tirait sept d'un coup.
Papyrus
L'homme des cavernes ou corps caverneux, Martine tuait et non tirait.
Martine
Tuait, tirait, vous ne faites que tarabuster mon attention d'un endroit à l'autre. Et puis c'étaient des mouches.
Papyrus
Les mouches sont des femelles.
Martine
Je marche, mon père adorable, mais voilà qui vous a boucher une fissure, le Surmâle m'est apparu.
Papyrus
Te gausserais-tu de moi gaupe.
Martine
Que nenni. Ce fut au Jardin d'Acclimatation. Le drôle avait le mufle couleur aubergine. Le menton cruel et barbu, la face chaude, humide, son torse noueux aux mamelles viriles se vêtait d'un poil dru, deviné vivant de colonies et donnait l'illusion de M. Jules Guesde. Il se seyait sur deux fesses écarlates, talées, adornées de deux bouchons. Il était hideusement beau.
Papyrus
Mais qui étais-ce ?
Martine
Un hamadryas, et je pensais à l' »Indien tant célébré par Théophraste (page 24). La singerie sous le chaud soleil trouillottait mille effluves. Deux belles dames, fleurant la peau espagnole se plantèrent devant la cage avec un intérêt amusé. Dès qu'il les vit l'hamadryas se mit à faire le misloque, à ne se tenir d'aise pas. Et le faquin, s'en fut décrocher je ne sais d'où une hampe zinzolin qu'il agita véhémentement.
Papyrus
Cela Martine est une erreur, car le Surmâle peut faire l'amour, mais il ne peut pas aimer, or ce cynocéphale était capable d'un amour sincère et en son âme ressentait la noble impression. Tu sais que l'amour est l'évaluation du quotient sentimental d'un rapport ayant les sensations génitales pour dividende et le goût individuel pour diviseur. Or le Surmâle (quel joli titre nietzschéen) le héros de l'extraordinaire « roman moderne » de notre Alfred Jarry, est en dehors de l'Humanité, il est une Force envahissante dominatrice, une Volonté de Puissance (der Wille zur Macht). Pour André Marcueil, l'amour est un geste sans importance, puisqu'on peut le faire indéfiniment (page 1).
Martine
Autrement dit un griphe. « Jamais malade, jamais mourir. » Il n'est ni Dieu, ni table, ni Arthur Meyer. C'est un menhir doublé d'une mitrailleuse automatique Hiram Maxim. C'est terriblement yankee en vous faisant courir un frisson fleur de poë. Pas XVIIe siècle pour un liard, mais chouettement moderne, l'homme que nous fera 'auto, le dirigeable Besançon-Farman et la pelote basque. Un Berthelot nous fournira de l'amour en tablettes, moyennant quoi, tout chacun sera Hercule à la coule. Et tu parles de repopulation ! Enfoncés Piot et Paul Strauss ?
Papyrus
Erreur profonde, le Surmâle ne fait pas de petits. Encore un coup (pardon), il lui faut, non la femme classique en caoutchouc du lieutenant de vaisseau Péloti, mais une femme de fer, d'acier, d'électrodes et de dynamos que, par choc en retour, l'Extraordinaire rend amoureuse de lui. Mais oui, tourne tes yeux d'ovidée, les choses inertes vous peuvent aimer ou nuire. N'as-tu jamais constaté la méchanceté invétérée de tes pantoufles à se couler sous les meubles ? On t'a dit que les forces sont aveugles ; toujours et pas toujours, André Marcueil est un dynamis de la prodynamis, substance pyknotique, densation individuelle d'une substance unique. Il est une machine à faire l'amour, si on lui prenait son opposite, il est évident, suivant Darwin, que la plus solide rompra les reins à l'autre. Marcueil n'est pas un tailleur allemand et pourtant il en a 8g + x au tableau, ce qui fait du beaucoup à l'heure.
Martine
Encore un coup de timbre, un tour de piste, c'est l'amorodrome ou course de fond. Je pense à Petrus Cornelius Rothomagensis et à sa Rodogune, et au nœud gordien du Surmâle.
Des nœuds secrets et secrets nœuds

Sacrés nœuds et nœuds sacrés,
Qu'Hélène sacre et consacre
L'hommuncule au truc pique et repique.De volupté pourtant point ne se paprique,Car,

(Ainsi disait l'Évangile)

Il est plus facile,
De faire passer un chameau par le chas d'une aiguille,
Qu'une aiguille dans le chas d'un ... vice-versa,Chose que pourtant point ne m'expliqueEt d'expliquer surtout point ne me pique,Et qu'expliquerait Claudine,Savoir l'Éros sans les Épines.


Papyrus
Que veulent dire ces vers sybillins ?
Martine
Cela veut dire, que malgré le plaisir éprouvé par ce livre extraordinaire qui fera les délices des chauffeurs et de l'Automobile-Club (lire la course anhélante de la quintuplette contre une locomotive, avec un coureur mort), cela veut dire, malgré cette incise longue, que l'Être suprême nous préserve des Surmâles, car ce serait la fin de tout, de l'Amour, de la Poésie, des Rossignols et du Vergissmeinnicht, remplacés par une Énergie toujours bandée, mais aveugle, trop rigide pour vibrer simplettement.
Papyrus
Un lingam atteint de cécité.
Martine
Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Adieu, je baise votre main pathétique.
(1) Editions de la Revue Blanche.
Remerciements à Vincent Maisonobe qui m'a signaler la lettre de Jarry remerciant Papyrus pour cette bibliographie et dont on peut trouver la description sur le blog pataplatform. La lettre portant aussi sur un autre article de la Critique, je donnerais celui-ci, dans un prochain billet.
Émile Straus dans Livrenblog : Ubu Roi par Martine et Papyrus. Alfred Jarry et Le Théâtre des Pantins. L'Almanach du Père Ubu par Martine. Le Père Ubu dans La Critique. Les Jours et les Nuits d'Alfred Jarry par Émile Straus. Émile Straus, quelques documents. Émile Straus par Alcanter de Brahm.

Alcanter de Brahm dans Livrenblog : Alcanter de Brahm La Critique. Une enquête sur le droit à la critique. 1896. Esthétique de la langue française par Alcanter de Brahm. Émile Straus par Alcanter de Brahm. Alcanter de Brahm au Chat Noir.

Revue le Nouvel Écho.