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Obscurité (44)

Publié le 26 août 2010 par Feuilly
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Quand la mère eut fini de raconter tous ses souvenirs, le petit trio reprit sa progression en direction du château et c’est avec un pincement au cœur qu’ils pénétrèrent dans son enceinte. Il y avait bien quelques touristes, mais en nombre limité, aussi purent-ils suivre sans difficulté les commentaires donnés par le guide. Celui-ci semblait bien connaître son affaire. Il expliqua d’abord la position stratégique de ce fortin médiéval. Perché au-dessus d’une falaise qui surplombait la Dordogne d’une hauteur de cent cinquante mètres, il était absolument imprenable de ce côté-là. Quant à la partie arrière, qui donnait sur le plateau, elle était protégée par une double rangée de remparts, ce qui avait mis la forteresse à l’abri des nombreux ennemis qui avaient tenté de l’attaquer. Pauline écoutait un peu distraitement toutes ces explications de type militaire et elle avait surtout hâte de pénétrer à l’intérieur, dans l’aile qui avait été habitée, afin de vérifier à quoi aurait  ressemblé sa vie de châtelaine si elle avait été une princesse (ce sont elle ne doutait pas le moins du monde).

L’enfant, lui, par contre, buvait littéralement les paroles du guide et quand celui-ci disait que le donjon, avec ses créneaux, datait du XIIIe siècle, cela le remplissait d’admiration. Jamais il n’avait vu un bâtiment aussi vieux et la notion d’Histoire, subitement, semblait signifier quelque chose pour lui. C’est comme si tout ce dont on lui avait parlé à l’école et qui jusqu’ici était resté fort théorique, prenait subitement un sens concret. Bien sûr, il savait qu’il y avait eu des châteaux et des combats pour s’emparer de ceux-ci, mais lire cela dans un livre ne voulait rien dire, tandis qu’ici, en déambulant le long de ces murailles, il se rendait compte de ce que soutenir un siège avait dû signifier. Voir l’armée ennemie juste là en-dessous, le long du fleuve, la voir encercler le château et tenter d’affamer ses habitants, c’était une autre affaire que de lire un manuel scolaire et les personnes encerclées avaient dû ressentir à quel point leur existence était précaire.

Malheureusement, il dut s’arracher à ces réflexions existentielles, car le guide, imperturbable, continuait ses explications. Il remontait le temps. Il le remontait même fort loin, pour que ses visiteurs comprissent  les tenants et les aboutissants de tout ce qui s’était déroulé ici même. Il en était à évoquer Aliénor d’Aquitaine. Aliénor, quel joli nom ! L’enfant n’avait jamais entendu parler d’elle (sa mère oui, mais elle avait un peu oublié, à vrai dire). Et voilà que le guide parlait de l’année 1137, et même du 25 juillet 1137 très exactement. Ce jour là, la belle Aliénor avait épousé à Bordeaux le futur Louis VII. Cela voulait dire que toute l’Aquitaine s’unissait au royaume de France. Mais il y a malheureusement un problème : il apparaît vite que les époux ne s’entendent pas trop bien. On peut même dire qu’ils ne s’entendent pas du tout et finalement le mariage est annulé. Et voilà qu’Aliénor, quelle idée, s’amourache d’un certain Henri Plantagenêt, duc de Normandie, comte d’Anjou, qui deviendra roi d’Angleterre. Du coup, toute la partie Ouest de la France, de Rouen à Biarritz, passe sous influence anglaise. Mais quelle idiote, cette Aliénor ! L’enfant est révolté.  Heureusement, un peu plus tard, Saint Louis récupère l’entièreté du Languedoc, c’est déjà cela.

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Aquitane, 1154

Mais le guide, impassible, poursuit son énumération. De nouveau, tout va mal pour le Royaume de France car il parle maintenant d’une guerre de cent ans. Un roi anglais, un certain Edouard III, prétend monter sur le trône des Capétiens car il a beau être anglais, il n’en est pas moins, par sa mère, petit-fils de Philippe le Bel. Catastrophe ! Un Angloy sur le trône ? Cela ne se peut ! Heureusement les Français refusent et c’est Philippe VI de Valois qui est choisi. Ouf ! L’enfant respire. Mais non, l’affaire ne s’arrête pas là. Les Anglais, ces perfides, déclarent la guerre et voilà les preux chevaliers de France qui se font battre à Crécy d’abord, puis à Poitier. Car ils luttent à l’ancienne, eux, à cheval et entre nobles, tandis que les Anglais, de leur côté, ont changé la tactique de la guerre. Ils emploient des archers, des gens du peuple, lesquels, avec leurs flèches, déciment toute la noblesse féodale de la douce France. Voilà même le roi du moment, Jean II le Bon, qui est fait prisonnier. Il ne manquait plus que cela ! Que va-t-il se passer ? L’enfant est captivé par ce récit, qui vaut bien les contes un peu farfelus de Pauline. Pour libérer le roi, il faut signer le traité de Brétigny, qui donne aux Anglais en pleine souveraineté, non seulement l’Aquitaine, mais aussi le Poitou, le Périgord et le Limousin. Et ce n’est pas tout, Le Rouergue, le Quercy et la Bigorre tombent aussi sous la coupe de l’ennemi Catastrophe, c’est un tiers du Royaume qui est perdu ! Le seul avantage, c’est que l’Anglais félon renonce définitivement à la couronne de France, mais comme il n’en reste pas grand-chose… L’enfant est atterré.

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La France après Brétigny

Heureusement, voilà que le guide parle d’un certain Du Guesclin, un preux chevalier et un habille homme, qui reconquiert les provinces perdues les unes après les autres. Ouf ! Il était temps. Toutes les personnes qui participent à la visite semblent soulagées, mais il n’empêche que chacun sent confusément que tout aurait pu finir autrement. Ce qui semble inébranlable aujourd’hui aurait pu ne pas exister, il s’en est fallu de peu. La France, telle qu’on la connaît, a failli ne pas être et quand on pense à cela, on sent le sol qui bouge sous ses pieds. Le monde vacille subitement car on prend alors conscience que tout est précaire, que les événements auraient pu être différents et que les certitudes auxquelles on se raccroche sont en réalité bien fragiles. L’enfant est ébranlé en découvrant tout cela.

Le guide, lui, continue son histoire, et il ne s’arrête plus. Il explique maintenant que l’endroit où ils se trouvent, ce château de Beynac, était en fait une des principales fortifications qui défendaient la frontière pendant la guerre de cent ans. Ici, on était au Royaume de France et là, de l’autre côté de la Dordogne, c’était une terre anglaise. Les touristes n’en reviennent pas. Du haut des remparts, ils se penchent aux crémaillères et ils regardent le fleuve. Pour un peu, ils apercevraient les archers anglais sur l’autre rive. Ils croient même les voir, en tout cas ils les imaginent très bien. Ces champs de maïs, là en face, une terre anglaise ? Ce n’est pas croyable !

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On monte maintenant dans le grand donjon par un escalier en vis. C’est impressionnant. Afin de se préserver des ennemis, il y a peu d’ouvertures, à part une bretèche et une échauguette, Enfin, on arrive au sommet où on se retrouve, épuisés, sur une espèce de terrasse crénelée. L’enfant risque un œil en contrebas. Il en a presque le vertige. Pauline veut regarder aussi mais il faut la tenir, de peur qu’elle ne tombe. La vue est grandiose. « Là-bas, en face », dit le guide, « vous pouvez admirer le château de Castelnaud-la-Chapelle, qui appartenait aux Anglais. Les seigneurs de la région, en fonction de leurs rivalités, prenaient parti pour le roi d’Angleterre ou pour le roi de France. On se battait donc entre Gascons pour les gens de Paris ou de Londres, mais le but était d’asseoir son autorité dans la région, en profitant des circonstances historiques.»

L’enfant, lui, se tient à l’écart. Il n’écoute plus, il regarde. Et là, en bas, de l’autre côté du fleuve, il les voit, les Anglais. Ils sont  là, avec leurs archers et aussi quelques nobles d’Aquitaine, venus les soutenir avec leurs vassaux. Le signal du combat est donné et on se précipite. Les gens à pied passent la Dordogne sur des radeaux, tandis que les cavaliers vont emprunter un pont en aval. On roule de grosses catapultes et des trébuchets et voilà une première volée de pierres qui s’abat sur le château de Beynac. On se met à l’abri comme on peut car ce sont des pierres de plus de cent kilos qui viennent frapper les vieilles murailles. Il y en a même une qui tombe ici sur la terrasse, à quelques mètres de lui. Tout le monde s’est réfugié dans l’escalier à vis. Mais il faut revenir, voir ce qui se passe en bas. Les Anglais on dressé des échelles, là, le long de la falaise, mais ils n’atteignent même pas les murs du château. Il suffit  de leur lancer des projectiles et un peu d’huile bouillante et les voilà qui battent en retraite. Pendant ce temps, la cavalerie du Roi de France est sortie par l’arrière du château et elle débouche le long du fleuve, coupe la retraite aux Anglais en fuite et en massacre quelques centaines. La victoire est totale. Beynac restera française pour longtemps, encore…

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L’enfant relève la tête et s’aperçoit qu’il est maintenant tout seul  sur la terrasse. Les touristes, ainsi que sa mère et Pauline, ont suivi le guide à l’intérieur des appartements. Il était si occupé à défendre le royaume qu’il n’avait pas remarqué leur départ. Il court et le rejoint bien vite, dans une salle magnifique avec un plafond qui a, parait-il, été peint au XVII° siècle. « C’est quand le XVII° siècle ? » lui demande Pauline. « Ben, dans les années 1650 environ. » Décidément cette gamine ne sait rien ! Il est vrai qu’elle est encore bien petite… Alors il la regarde avec tendresse et lui fait un sourire complice.

Maintenant, à vrai dire, la visite l’ennuie un peu. On parle de boiseries, de plafonds, de fresques, d’oratoire, de cheminées Renaissance sculptées de bucranes. « C’est quoi, dis, des bucranes ? » En fait il n’en sait strictement rien. « Chut, écoute, je t’expliquerai plus tard… » On passe ensuite devant de grandes tapisseries représentant des scènes de chasse. C’est beau, oui, mais bof…Il préférait le donjon et la terrasse crénelée. Pauline par contre se montre maintenant fort intéressée. Elle s’imagine très bien vivre ici, disons au XIV° siècle (« C’est quand, encore, le XIV° siècle ? »), entourée de ses pages et recevant des troubadours qui viendraient lui réciter des poèmes d’amour. Car ils seraient tous amoureux d’elle, évidemment, et ils passeraient la nuit à écrire des vers qu’ils viendraient lui lire le lendemain matin, pendant qu’elle prendrait son petit déjeuner. Le mari, ce beau seigneur qu’elle aurait épousé, serait même un peu jaloux, mais pourquoi pas, après tout ? N’est-elle pas une princesse et ne mérite-t-elle pas tous ces honneurs ? D’ailleurs elle voudrait changer les tapisseries. Des scènes de chasse, c’est beau, certes, mais c’est un peu barbare quand même tous ces sangliers que l’on veut massacrer. Elle commandera d’autres sujets, des scènes galantes, par exemple, avec une dame qui se baignera dans une rivière et un seigneur qui lui lira les Mille et Une Nuits pendant qu’elle sera occupée à nager. Ou alors, si on veut vraiment des animaux, qu’on brode des choses gentilles sur ces tapisseries. Un petit hérisson tout mignon, par exemple ou un beau chien loup complètement blanc…

 

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