Jean-Christophe Puček : Arnaud Marzorati, votre actualité est très riche : vous venez de triompher à l’Opéra de Rouen dans L’amour coupable de Thierry Pécou, sur un livret d’Eugène Green d’après La mère coupable de Beaumarchais, tandis qu’Alpha a publié, voici quelques mois, votre deuxième disque consacré à un chansonnier du XIXe siècle, Gustave Nadaud (chronique disponible ici). Pourriez-vous évoquer votre formation musicale et les grandes étapes de votre parcours, marqué par un fort éclectisme ?
Arnaud Marzorati : Flûtiste à la base, j’ai tout de suite eu le désir d’ajouter à la musique, les paroles. Je suis homme à « raconter des histoires ». Mes études au Centre de Musique Baroque de Versailles, puis mon travail de chant au Conservatoire de Paris, m’ont permis d’accéder à une palette vocale assez multiple. J’ai pu ainsi me passionner pour des motets de Charpentier ou de Daniélis avec des musiciens tels que Christie ou Rousset et interpréter des rôles divers à l’Opéra, Figaro, Papageno, Malatesta, etc. J’aborde également la musique contemporaine avec cette joie d’appartenir à mon temps et de participer à la création de ce qui sera peut-être le « répertoire baroque » du futur. L’éclectisme d’un artiste est peut-être l’une des solutions pour pouvoir garder une âme d’enfant, une âme disponible et ne surtout pas devenir un quelconque barbon bardé d’idées préconçues.
J.-C.P. : Avant d’aborder Béranger et Nadaud, vous avez enregistré, en 2004, en compagnie de Gersende Florens, un récital dédié à des chansons de Prévert et Kosma. Certaines d’entre elles étant ancrées dans la mémoire collective la plus immédiate, puisqu’on les étudie toujours dans les écoles, débuter par ces « classiques » constituait-il une manière de tour de chauffe, propre à jeter les bases de votre travail à venir sur un répertoire plus ancien et moins connu ?
A.M. : J’ai choisi Prévert pour défendre Kosma. Trop souvent, on a oublié que Joseph Kosma est un musicien de formation classique ; beaucoup d’auditeurs confondent même ce compositeur avec l’autre Cosma, Vladimir. L’écriture des chansons de Kosma est savante, elle peut à la fois appartenir au domaine de la chanson mais aussi à celui de la mélodie. J’ai voulu, par ce disque, briser des frontières qui sont trop présentes, à mon goût. On peut sortir l’univers « Prévert-Kosma » du quartier de Saint-Germain des Prés et donner à ces textes et musiques (bouleversantes, ludiques, poétiques) une autre interprétation. Interpréter ne veut pas dire ressembler à : je ne veux être ni Montand, ni Gréco (que j’adore !), je veux être Arnaud Marzorati qui chante des textes et musiques aimés.
J.-C.P. : Les chercheurs et les interprètes qui travaillent dans le domaine de la musique « savante » se sont, en général, peu penchés sur le legs des chansonniers du XIXe siècle. Quelles sont les raisons qui vous ont conduit à vous intéresser à des œuvres souvent tenues pour désuètes, voire insignifiantes, donc presque jamais explorées, quand vous auriez pu vous en tenir plus confortablement au seul opéra ? Votre travail de recherches sur les partitions a-t-il été, comme je le suppose, intense ?
A.M. : En lisant Balzac, Dumas, Chateaubriand, Stendhal, Sainte-Beuve, etc. j’ai découvert l’importance du nom de Béranger, chansonnier souvent cité par ces auteurs. Je me suis dit qu’un homme aimé, voire idolâtré, par des écrivains de cette envergure ne pouvait pas être n’importe quel homme. Aussi me suis-je intéressé à la notion de « chansonnier ». Et j’ai découvert que la chanson était le plus grand des « médias » au XIXe siècle, plus fort et plus populaire que le journalisme. Avec la complicité, également, de Baudelaire qui défend un autre chansonnier, Pierre Dupont, en faisant la préface de ses chansons, j’ai découvert ce plaisir extraordinaire de l’art de la poésie chantée. J’ai donc entrepris de participer à la redécouverte de tout ce répertoire qui est, j’en suis persuadé, la « musique de l’histoire » et non pas l’histoire de la musique.
J.-C.P. : Même s’ils ont en commun l’acuité du regard qu’ils portent sur le monde, Béranger et Nadaud se différencient quant à la façon dont ils rendent compte de leur époque, le premier avec une virulence polémique assez directe, le second en usant d’une veine sarcastique plus allusive. Quelles sont les particularités qui ont retenu votre attention, et chez l’un, et chez l’autre ? En quoi ont-elles guidé l’approche très contrastée que vous livrez de l’univers de chacun d’eux ?
A.M. : Ces deux chansonniers sont assez exemplaires pour nous rappeler à quel point le XIXe siècle est multiple. Béranger est un homme de la Restauration, même s’il continue par la suite à être populaire, tandis que Nadaud est un homme du Second Empire. J’ai imaginé les chansons de Béranger à la manière de la Comédie Humaine de Balzac, en utilisant des « couleurs flamandes » et mystérieuses, en imaginant une « déclamation » à la Louis Lambert et une « ironie musicale » mordante et cynique comme le regard de Rastignac sur la société humaine. Pour Nadaud, j’ai voulu davantage me rapprocher de Flaubert, jouer avec les mots à la manière des personnages de L’Éducation sentimentale, faire de la musique comme Bouvard et Pécuchet, en allant loin dans les recherches d’un idéal inaccessible et en tombant quelque peu dans une subtile caricature.
J.-C.P. : L’attention que vous portez aux mots ainsi que la théâtralisation parfois très poussée avec laquelle vous abordez chacune des chansons constituent deux traits particulièrement frappants de vos interprétations. Votre fréquentation régulière du répertoire baroque et la technique que vous y avez acquise ont-elles été des atouts sur ces points ? N’avez-vous pas été tenté, pour hasardeuse qu’elle puisse être, par une démarche historiciste visant à tenter de restituer ces œuvres telles qu’on pouvait les entendre au XIXe siècle ?
A.M. : La fréquentation du répertoire baroque incite l’interprète à se plonger dans les écrits et les traités qui parlent de cette musique. Il devrait en être de même pour tout répertoire « historique » que l’on décide de mettre à jour. Il faut se nourrir de tous les témoignages possibles. Pour ce qui est de la théâtralisation poussée de « mes » chansons, ma réflexion est partie d’un texte de Berlioz et de sa rencontre avec un chansonnier de premier ordre, Joseph Darcier. Parlant de ce dernier, Berlioz nous dit :
« Sa figure exprime déjà le caractère du personnage dont il va vous chanter la sombre ou naïve ou lamentable histoire […] Il est en scène, il agit, gesticule, il passe en chantant mais avec une telle verve, une telle profondeur de sentiment, une passion si vraie, si exubérante en entremêlant son chant d’ornements si extraordinaires, de notes si imprévues, de cris sauvages, d’éclats de rire, de mélodies associées, de sons étouffés, tendres, délicieux, qu’on se sent pris, ému, bouleversé, et qu’on en vient à pleurer, ou à rire de tout son cœur […] »
C’est à partir de ce texte que j’ai voulu m’exprimer comme s’est peut-être exprimée l’idole de Berlioz.
J.-C.P. : Vous semblez apporter un soin extrême au choix de vos accompagnateurs, ce qui donne à l’auditeur le sentiment d’un véritable travail d’équipe. Comment et par qui les décisions interprétatives sont-elles prises ? Qu’est-ce qui vous a conduit à passer d’un accompagnement aux seuls claviers dans le disque Béranger à un quatuor d’instrumentistes dans celui consacré à Nadaud ?
A.M. : Les décisions interprétatives partent d’une grande liberté et d’un plaisir de s’amuser et d’inventer ensemble. Pour ma part, je donne les atmosphères, les couleurs et les sentiments : je m’exprime beaucoup par images et je confie la réalisation de mes « tableaux » aux autres artistes. Pour Béranger, j’ai choisi le pianino et l’harmonium pour être dans l’esprit instrumental du « salon romantique », mais aussi pour retrouver une sensation populaire avec l’association nostalgique de ces deux instruments, qui, je trouve, se rapprochent d’un je ne sais quoi d’orgue de barbarie. Pour Nadaud, j’ai fantasmé sur un salon musical plus tardif, avec des couleurs de musique de chambre à la Offenbach : je voulais des couleurs qui se rapprochent de certains « tableaux pompiers ».
J.-C. P. : Outre votre travail à l’opéra et en soliste, vous codirigez, avec Jean-François Novelli, l’ensemble Les Lunaisiens, qui a récemment donné un programme consacré aux hymnes ayant accompagné l’histoire du XIXe siècle, intitulé La Marseillaise Pouvez-vous nous en dire plus à son sujet ? Fera-t-il l’objet d’un enregistrement ?
A.M. : Nous avons, avec ce projet autour de La Marseillaise, construit un programme pour défendre les musiques de l’histoire, chansons oubliées et enfouies que l’on a pu entendre sur les barricades, entre de bouleversants coups de canons et des jets de pavés. Il ne faut pas oublier que la France est le pays de « la chanson » et qu’une révolte ou une révolution peut commencer par une chanson. Elle n’est pas seulement poétique ; elle est très souvent politique. En juillet prochain, nous allons enregistrer, à la Cité de la Musique à Paris, un disque sur ces chansons de 1789 à 1795, révolutionnaires et contre-révolutionnaires, avec des instruments étonnants tels que le piano organisé, le serpent ou le flageolet, puis, dans un an, nous poursuivrons l’aventure avec un autre disque sur les trois révolutions du XIXe siècle : 1830, 1848 et 1871.
J.-C. P. : Enfin, quels sont vos projets, au disque comme à la scène, pour les mois à venir ? Comptez-vous poursuivre votre travail d’exploration du répertoire des chansonniers, et, si tel est le cas, quel est le ou quels sont les auteurs auxquels vous souhaitez maintenant vous consacrer ?
A.M. : De beaux projets se poursuivent. Tout d’abord, l’enregistrement de Zémire et Azor de Grétry, un opéra sur le thème de la Belle et la Bête, avec les Lunaisiens, pour le label Alpha. Ensuite, un gros projet, en collaboration avec le Conservatoire de Genève, sur une parodie du Devin du Village de Rousseau par Mme Favart, puis un concert romantique avec la Cité de la Musique sur les textes de Berlioz, Euphonia, avec la rencontre étonnante des ondes Martenot. Enfin, pour ce qui est des chansons, je souhaite poursuivre l’aventure avec les Hydropathes (Allais et Rollinat), et je prépare un spectacle troublant sur les « égouts de Vénus », avec le comédien Olivier Martin Salvan et le metteur en scène Nicolas Vial : ce sera un spectacle sur Éros et la musique ainsi que sur les chansons de bordels !
Propos recueillis par Jean-Christophe Puček en juin 2010.
Merci à Stéphanie Flament-Goarant (Outhere) pour sa contribution à la réalisation de cet entretien.
Discographie :
Jacques Prévert (1900-1977) & Joseph Kosma (1905-1969), Et puis après…
Arnaud Marzorati, baryton. Gersende Florens, soprano. Marcus Price, piano (Pleyel, 1927).
1 CD Alpha 075. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extrait proposé : Le cauchemar du chauffeur de taxi
Pierre-Jean de Béranger (1780-1857), Le pape musulman & autres chansons
Arnaud Marzorati, baryton. Yves Rechsteiner, harmonium. Freddy Eichelberger, pianino (Pleyel, 1845).
1 CD Alpha 131. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extrait proposé : Le vieux vagabond
Gustave Nadaud (1820-1893), La bouche & l’oreille
Arnaud Marzorati, chant & direction. Daniel Isoir, piano droit (Pleyel, 1919). Stéphanie Paulet, violon (anonyme italien, 1800). Alexandre Chabod, clarinettes (en si bémol, Buffet Crampon, 1896 & en la, Couesnon, fin XIXe). Paul Carloz, violoncelle (Mirecourt, 1901).
1 CD Alpha 160. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extrait proposé : L’aimable voleur
Illustrations du billet :
Auguste Moreau-Deschanvres (Saint-Saulve, Nord, 1838-1913), Portrait d’Alexandre Desrousseaux (1820-1892), 1889. Huile sur toile, 97 x 70 cm, Lille, Palais des Beaux-Arts.
Adolf Friedrich Erdmann von Menzel (Breslau, 1815-Berlin, 1905), Concert dans un salon, 1851. Gouache et pastel sur papier, 44,7 x 58,9 cm, Munich, Neue Pinakothek.
Paul Albert Bartholomé (Thiverval-Grignon, Yvelines, 1848-Paris, 1928), Les musiciens, 1883. Huile sur toile, Paris, Musée du Petit-Palais.