Créée en 2006 par Mark V. Olsen et Will Scheffer, Big Love affiche aujourd’hui quatre saisons au compteur et une audience suffisamment stable pour avoir convaincu HBO d’en commander une cinquième. Et pourtant le postulat de départ avait largement de quoi dérouter, Big Love mettant en scène le quotidien d’une famille mormone polygame : Bill Henrickson, homme d’affaires intransigeant, propriétaire de deux magasins d’outillage et de bricolage, partage sa vie entre ses trois femmes et leurs sept enfants, âgés de trois mois à seize ans.
Les Henrickson, et c’est là que ça se complique, ne sont pourtant pas à proprement parler Mormons : chassé de sa communauté d’origine à l’âge de quatorze ans, Bill incarne à lui seul une sorte de synthèse, de passerelle entre deux systèmes de valeurs que tout – à priori – oppose ; élevé par des Mormons fondamentalistes, petit-fils illégitime du « prophète » autoproclamé de la communauté, c’est à la sueur de son front qu’il s’est taillé une réputation et une place au sein de la bonne société américaine. A un détail près : Bill Henrickson est polygame. Si la pratique a été bannie en 1890 par la seule Eglise mormone officielle, l’Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours, la polygamie serait toujours pratiquée en Utah par 20 à 40 000 membres des nombreuses communautés mormones fondamentalistes du pays ; ni Mormon «mainstream» (!) ni fondamentaliste, ni M. Tout le Monde ni extrémiste abject, Bill Henrickson est une sorte de pseudo-gentil patriarche, navigant à vue parmi ses propres incohérences.
A l’issue des douze premiers épisodes de Big Love, force est de constater que quelque chose me reste en travers de la gorge. Quelque chose qui a à voir avec la condition des trois femmes de Bill, et ce malgré la relative subtilité avec laquelle les créateurs de la série ont choisi de traiter le sujet. Quelque chose qui ne passe pas dans l’organisation interne de cette famille polygame, et qui aurait presque davantage trait à la situation individuelle de Barb, Nicki et Margene qu’à leur statut de co-épouses. Si le malaise, entretenu par les scénaristes pour donner à penser, est palpable, que ce soit à travers les tensions quasi-permanentes entre les trois femmes, les questionnements et les souffrances des adolescents, ou encore les doutes des unes et les révoltes des autres, certains éléments en revanche hérissent le poil sans que l’on ne parvienne jamais à savoir où les auteurs veulent en venir : quid, notamment, de la décision initiale en faveur de la polygamie ? Pour quelles raisons ? Dans quelles conditions ? Tout ce que l’on sait, et c’est à ce moment que mon poil – rebelle, probablement - se hérisse de nouveau, c’est que Barb, la première et seule épouse officielle de Bill, s’est vue proposer une co-épouse en la personne de Nicki après avoir vaincu un cancer et… une hystérectomie. Le mot est lâché à voix basse, entre deux coups d’oeil furtifs, comme une cause quasi-logique du passage au modèle polygame : « Je ne peux plus avoir d’enfants », explique Barb, n’allant pas plus loin dans son raisonnement, suffisamment toutefois pour semer le trouble.
Les femmes de Bill sont assignées aux tâches domestiques, libres, certes, entre deux corvées de lessive et sept enfants à élever ; seule Barb a gagné le droit de travailler à l’extérieur, enseignante vacataire à plus de quarante ans, sautillant de joie lorsqu’elle apprend qu’on lui confie une mission de six semaines, et plaçant tous ses espoirs dans l’élection du concours de « meilleure mère de l’année »… Et pendant que Nicki s’endette compulsivement dans les grands magasins (la fameuse irresponsabilité des femmes ?), pendant que Margene se morfond en attendant « son soir » avec Bill, pendant que Barb établit le planning de répartition de son homme entre elle et ses deux co-épouses, le chef de famille part vaillamment chercher l’argent du, ou plutôt des ménages. Sans que jamais – à une ou deux exceptions près – ne soit prononcé le mot « amour », quasi systématiquement remplacé par celui de « famille ». Sans que jamais donc, nous ne sachions réellement quelles motivations ont poussé Barb, Nicki et Margene à accepter cet état de fait.
Cela étant dit, il n’en est pas moins vrai que la série fascine autant qu’elle dérange, un épisode en appelant rapidement un autre, et ce malgré quelques faiblesses scénaristiques principalement dues à une articulation parfois laborieuse entre la vie familiale et les affaires professionnelles de Bill. Il n’en est pas moins vrai non plus que HBO a largement fait ses preuves en matière de finesse de traitement, et à fortiori en ce qui concerne le politiquement incorrect. Pourquoi, alors, une série comme Les Soprano m’a-t-elle rarement mise aussi mal à l’aise en six saisons que Big Love en douze épisodes ? Le temps et les épisodes me fourniront, je l’espère, certains éléments de réponse…