Pour Alexandre
- Êtes-vous heureux?
Votre question m'embarrasse. Elle lève en moi un fond de bouderie triste. Je suis incapable de répondre "oui" sans avoir aussitôt l'impression de me dévoiler. Je crains qu'une réponse affirmative éveille un dieu malveillant qui chercherait à me mettre à mal. Qui sait d'ailleurs si vous n'êtes pas un oiseau de mauvais augure? Je ne m'explique pas pourquoi, mais j'ai soudainement l'impression qu'il me manque quelque chose, que vous êtes venu me piquer un truc. Non, décidément, l'approche est beaucoup trop frontale, elle m'éclate au visage. D'ailleurs, vous le savez bien, personne n'est jamais pleinement heureux, ça n'existe pas, nous participons tous à la fraternité douloureuse. J'en veux pour preuve le plaisir que chacun éprouve à égrener son chapelet de petites afflictions - on aime tellement se plaindre. Je me demande même si vous n'essayez pas de sonder mes failles de manière détournée. Avouez que vous cherchez à vous rassurer. Vous n'aimeriez surtout pas apprendre que la petite fiole magique du bonheur, je l'ai trouvée, mais bien plutôt que je vous confie où ça branle dans ma vie. On est toujours un peu soulagé de savoir qu'on n'est pas le seul à boiter sa joie. L'inaptitude d'autrui nous dédommage toujours un peu de nos propres manquements. De même, les succès de quelqu'un qui n'était personne, nous rassurent. On se sent soudain capable de pouvoir relever des épreuves qui nous paraissaient jusqu'à là impossible à surmonter, puisqu'il y est arrivé. On oublie les efforts que ces victoires lui ont coûtés. D'ailleurs, si j'avais eu une maladie grave, un cancer ou que sais-je, auriez-vous eu le cran de me demander si je suis heureux? Il y a peu de chance et pourtant vous auriez eu tort. J'ai connu des êtres qui, au coeur de la pire tourmente, ont défendu avec vigueur leur part de joie: ils avaient décidé de ne pas tout perdre!
Bon, maintenant imaginons que je vous fasse suffisamment confiance pour vous ouvrir mon portique intime - car c'est bien dans l'intimité que le bonheur se trouve - et que je ne fasse pas une pirouette pour vous présenter la devanture lisse d'une vie où tout va évidemment très bien. Pour vous répondre, je dois de me demander quelles sont mes sources de joie les plus sûres. C'est une question cruciale si je veux savoir d'où sourd mon bonheur, même si ce n'est qu'un tout petit filet. Il m'importe de le trouver en moi, de le localiser dans la géographie de l'être, d'en pister la trace avec acharnement. Parfois les empreintes ont déjà commencé à s'effacer, car voilà bien longtemps qu'on n'était plus passé par là. On ne les reconnaît plus. Il s'agit de faire un effort de mémoire pour se souvenir, pour retrouver le goût d'une saveur d'enfance. C'est un vrai travail de détective. Oui, qu'est-ce qui me rend heureux?
Le jour où je me suis posé cette question, je me suis trouvé bête: je n'ai pas su répondre. J'ai commencé à faire le tour de ce qui pourrait faire mon bonheur, à ratiociner, à dresser une liste de conditions sans lesquelles il était inenvisageable que je le sois, ce qui ne fit qu'accroître mon désarroi. J'ai fini par faire un claquage psychique: comment pouvais-je être si malheureux? Et c'est au milieu de mes ruines mentales, de cette décharge d'attentes inassouvies, de vains désirs, que je me suis enfin aperçu qu'on me faisait des grands signes! Il y avait émeute de réjouissances autour de moi. On m'invitait à grimper dans le carrousel de l'allégresse. A partir de ce jour, j'ai investi tout mon portefeuille d'actions dans mon bonheur, je suis devenu associé de la petite entreprise que je suis pour moi-même. Je veille à entretenir les ressources de joies du jour. C'est ma responsabilité de ne laisser rien ni personne les gâcher, à commencer par moi-même - nous sommes souvent nos pires adversaires. Mais bon sang, ce que c'est difficile de ne pas être gangréné par le rythme stressant de nos journées, les soucis de santé, les problèmes administratifs, les mesquineries diverses et variées... Je n'en finirais pas d'énumérer tout ce qui pourrait venir entraver ma joie si je ne décide pas d'en faire ma priorité. Car je sens bien que tout ceci dépend quand même beaucoup de moi, c'est un choix qui m'appartient. Je peux encore trouver un tas de bonnes raisons de différer mon bonheur. Alors est-ce que je suis prêt à aller planter mon étendard au-dessus des montagnes d'empêchements quotidiens? Entendez-moi bien. Il ne s'agit pas de vivre dans une félicité béate qui n'est pas de ce monde, mais d'apprendre à se connaître pour délimiter avec minutie où se situe le meilleur de soi, dans ce grand fatras que nous sommes bien souvent pour nous-mêmes. Si on parvient très bien à savoir où on a mal, il est en revanche beaucoup plus difficile de reconnaître où ça va bien. Je me demande même si on ne s'entête pas parfois à aller mal. Et si vous veniez à ne pas trouver votre bonheur? Je comprends votre crainte. Mais laissez-moi vous dire que ce genre de questions, c'est la meilleure façon de passer à côté. Et quand bien même... Créez-le! Fouillez dans tout votre fourbi, construisez-le avec des pièces rapportées de votre enfance, d'une lecture, d'une rencontre, que sais-je!
D'ailleurs, tenez! Si je vous disais que mes peines sont venues alimenter ma joie? Le bonheur fait feu de tout pour qui sait l'accueillir. Qui sait si nos souffrances ne sont pas nos meilleurs combustibles? On n'y pense pas lorsqu'on a de la peine - on a déjà bien assez à faire pour tenir debout. Mais plus tard, lorsque le printemps revient, on reprend pied, et même un bel équilibre, et on songe alors que le malheur est peut-être, lui aussi, un matériau constitutif de notre bonheur. J'ai connu une grand-mère qui se mourait de solitude et d'ennui et qui s'est mise à faire des confitures pour aller les vendre au marché le samedi. Elle a noué des relations avec d'autres grands-mères ce qui leur a permis d'aligner leurs bocaux de poésie et de saveurs. Elles sont devenues connues dans toute la région. Faire des confitures, c'est quand même mieux que d'avaler des anti-dépresseurs. Notre capacité d'adaptation est prodigieuse. C'est la peur qui nous sclérose et nous rend abrutis de nous-mêmes. La routine aussi, qui finit par coller notre joie comme une sauce brûlée au fond de la poêle. Pas étonnant que nous ayons besoin de temps à autre d'une vraie dérouillée pour nous réveiller et nous rendre à nous-mêmes. Certains appellent ça de la malchance. Je pense au contraire qu'une crise est une aubaine qui peut nous sauver avant que toutes nos fleurs finissent dans le caniveau. Hölderlin écrivait que le paradis est disséminé tout autour de nous, éparpillé comme des petits fragments épars. Il nous appartient de nous donner les moyens le reconstituer. Et peu importe si nous n'avons pas le temps de finir notre mosaïque. Ce qui compte c'est d'esquisser un sens possible que d'autres, à leur tour, pourront venir compléter avec les pièces qui composent leur vie.
Et puis, vous savez, je crois qu'on ne peut pas être heureux si on ne sait pas se réjouir du bonheur d'autrui. Et c'est loin d'être facile quand ce bonheur vient mettre en évidence nos manques, nos carences, nos frustrations. On se compare - on ne cesse de se comparer - ce qui n'a aucun sens. A ce que je sache, on n'a pas inventé un bonheuromètre! Une personne heureuse ne nous tend pas un miroir pour nous faire voir notre tristesse ou nos carences. On met en balance la joie comme des pommes de terre. On voit toujours ce qu'on n'a pas - et on néglige aussitôt ce qu'on a, ce sur quoi on peut faire fond. On oublie un peu vite que la joie des uns est une chance pour tous: c'est un élan vital qui nous encourage à donner plus, à donner mieux, pour lever des forces psychiques. Parce qu'un autre coeur bat fort et gaiement, je serai augmenté à mon tour d'un surplus de vie. L'allégresse est communicative. Une personne heureuse est un cadeau pour autrui. A défaut d'être heureux moi-même, je peux me réjouir de son bonheur et c'est en reconnaissant sa joie que je peux ressentir une émotion capable de susciter un début d'embrasement dans ma vie. Cette joie qui n'est pas mienne ne me laisse pas au bord du chemin, seul avec mes soucis, bien au contraire. Elle tient chaud à mon monde quand je n'arrive plus à l'habiter. Ce rayonnement, loin de me condamner ou de me rappeler à ma misère, mes angoisses ou mes soucis, est un phare qui me guide et m'aide à ne pas perdre le cap. Un ami qui cacherait son bonheur pour ne pas m'affliger, me blesserait en croyant m'épargner. Ce n'est pas prendre bon soin de quelqu'un que de le restaurer de sa pitié. Il a besoin d'aliments plus consistants, plus concrets. Lorsqu'on ne s'est pas alimenté depuis longtemps, ils sont difficiles à digérer. Mais c'est une question de survie. Et puis si tous les heureux se masquaient devant les malheureux, comment ces derniers sauraient-ils à quoi ressemble le bonheur. Le célibataire qui voit un couple se tenir tendrement par la main les enviera, bien sûr, mais peut-être désirera-t-il vivre la même chose. Après tout, pourquoi pas lui? Et le voilà qui ouvre la porte d'une rencontre possible.
Je m'égare, dites-vous? Bien sûr que je m'égare! Mais répondre à votre question n'aurait aucun sens, j'aurais l'impression de vous parler d'une joie en vitrine, exposée, dont on discourt, alors qu'elle est si vivante, composée d'une myriade de petits détails qui sont autant de touches discrètes créant au fil des jours mon bonheur, qui s'approfondit avec le temps que je lui consacre, mon attention, ma présence. J'ai eu la chance d'être mis en voie très tôt, grâce à de belles rencontres, des amitiés solides, des lectures enrichissantes. Et puis j'ai toujours su flâner activement - on n'a pas idée, mais c'est du travail de ne rien faire pour se laisser faire par ... Par qui? Par quoi? Mystère... Mais un mystère qui agit! Alors vous dire oui ou non, c'est un peu court. Et vous ne manquerez pas de me demander pourquoi, et là je devrais vous faire un catalogue de mes biens. Reconnaissez que c'est ridicule. Non, vraiment, ma joie est à vivre et à partager. Je vous propose de me rejoindre à la bonne heure, à l'aube, et nous partirons quêter la réponse, qui est éparpillée parmi nous, faite de bric et de broc, d'un bout de jolie fille et de la fatigue de la nuit, de l'odeur du premier café et d'un beau livre qui vient de paraître dans la vitrine d'une librairie encore fermée, d'une chronique à écrire ou un poème à lire, d'une ribambelle d'enfants allant à l'école en rêvant de chemins de traverse, d'un rendez-vous avec des amis en fin de journée qui en éclaire le cours d'une attente particulière, enfin, toujours et encore trois fois rien qui fait tout! Peut-être même que le grand cirque qui vient d'arriver dans la ville.Alors, en piste!
Photographie - © Boubat