Du 9 au 21 août dernier se sont déroulés les championnats de France d’échecs à Belfort. La cité est une des places fortes des échecs en France sous l’impulsion de Jean-Paul Touzé, son emblématique dirigeant. En 1988, elle a accueilli un grand tournoi où Kasparov et Karpov se sont affrontés, le second battant le premier dans la partie qui les a opposée.
La compétition est la grand-messe des échecs français pour clore la saison sportive 2009-2010. Pas moins de 10 tournois se déroulent en même temps : un National mixte, un National féminin, un National B, deux accessions (mixte et féminine), plus un championnat vétérans et quatre opens ouverts à tous mais fonction du classement. La compétition dans son ensemble a rassemblé plus de 600 joueurs.
National. Laurent Fressinet première (enfin)
Le National mixte rassemblait presque tous les meilleurs joueurs français, à l’exception notable du mieux classé, Maxime Vachier-Lagrave, qui venait d’achever quelques jours plus tôt un très dur tournoi à Bienne (Suisse). Etienne Bacrot était le favori logique. Meilleur classé (2720 autour de la 25ème place mondiale), il tentait d’établir un nouveau record de titres nationaux (co-détenu avec Maurice Raizman et César Boutteville qui a disputé les championnats de France à 93 ans !) en cherchant un septième sacre.
Ses outsiders étaient Laurent Fressinet (2697), un habitué des podiums : il a terminé troisième les deux dernières années et en 2004 et 2006 a fini deuxième. Vladislav Tkachiev, le champion de France sortant (classé n°3) était l’autre gros favori. Enfin Romain Edouard (n°4), Christian Bauer (n°5) faisaient figure d’outsiders.
Le début du tournoi est marqué par l’envolée de Romain Édouard. Le jeune grand-maître de 20 ans prend un départ fulgurant, profitant d’un appariement favorable et d’un peu de réussite selon ses dires. Avec 5 points sur 6, il devance Etienne Bacrot et Laurent Fressinet d’un point ; les deux sont en embuscade. Les autres sont déjà hors course.
C’est alors que Fressinet accéléra : il remporte trois parties de suite, pendant qu’Edouard concède trois nulles alors que Bacrot ne réussit qu’un gain et deux nulles. Après 9 rondes, le Dacquois devant Edouard d’un demi-point (7,5 contre 7) et Bacrot (6,5). A la 10ème ronde, Edouard écrase en 20 coups seulement Tkachiev qui a raté sa préparation et son tournoi et rejoint Fressinet. Ce résultat condamne quasiment Bacrot, qui est à un point des deux leaders. A la 11è, Edouard assure une nulle rapide avec les Noirs contre Andreï Sokolov et Bacrot, sans doute un peu dépité, ne cherche pas à gagner à tout prix contre Fressinet. Avec 8/11 Fressinet et Edouard doivent se départager dans un match en semi-rapide.
Sous l’oeil d’Anatoli Karpov, qui donna le coup d’envoi du match, se dispute samedi 21 le match. Edouard a les Blancs. Il soumet Fressinet à la pression mais ce dernier résiste et annule. La deuxième partie est remportée par Fressinet : Edouard sacrifie un pion dans l’ouverture mais il n’arrive pas à exploiter ses compensations. Fressinet trouve une astuce pour déjouer son jeune adversaire et le contraindre à l’abandon au 31è coup. L’expérience de ce genre de match a permis à Laurent de s’imposer enfin.
- Première partie du barrage. Elle se termine par la nulle alors que Fressinet l’emporte avec les Blancs dans la deuxième.
Ainsi, Laurent Fressinet a vaincu le signe indien. Il a trouvé le plan et ferré la voie (NDA. Attention jeu de mots pour connaisseurs) vers son premier titre de champion, lui qui a souvent échoué de peu et parfois perdu des parties capitales. A 29 ans, il réalise la meilleure année de sa carrière puisqu’il dépassera la barre des 2700 points Elo, passant aussi à l’occasion devant Bacrot.
Déçu, Romain Édouard doit l’être mais il a réussi un très bon tournoi. Il incarne cette jeune génération prometteuse qui ne se résume pas uniquement au plus brillant, Vachier-Lagrave. Depuis deux ans, Romain est en pleine progression et j’espère qu’il aura la chance de pouvoir poursuivre dans cette direction.
Déçu aussi Étienne Bacrot l’est. Favori du tournoi, il termine sans défaite (7/11) mais avec 3 victoires pour 8 nulles. S’il n’a pas fait un mauvais tournoi, il n’a pas fait le bon parcours pour gagner. S’il avait battu Mathieu Cornette à la 9è ronde (avec un peu de réussite), il aurait tout joué contre Fressinet à la dernière mais Bacrot a été victime de lui et des autres : des autres d’abord, qui ont joué pour ne pas perdre et souvent adopté, lorsqu’ils avaient les Blancs, des schémas peu ambitieux voire insipides (si si !). De lui-même car il a sans doute misé sur une stratégie qui consiste à gagner avec les Blancs. Or, il n’a pas réussi cela et Etienne a sans doute manqué de tranchant dans ses choix d’ouvertures. A chercher la solidité, on oublie parfois les chances de victoire.
Quant au champion sortant, Vladislav Tkachiev, il a connu un mauvais tournoi. Dur dur aussi pour l’ancien numéro 3 mondial, Andrei Sokolov, hors de forme et qui a fini par des nulles rapides pour oublier ce tournoi. Enfin mention à Iossif Dorfman : l’ancien entraineur de Kasparov et Bacrot réalise 11 nulles en 11 parties, ce qu’Hicham Hamdouchi avait réussi à faire en 2009. C’est l’occasion de revenir sur un point notable de cette compétition.
Nulles de salon.
L’édition 2010 du National a été marqué par un taux de nulles important pour cette compétition : sur 66 parties, 44 se sont terminées par le partage du point. Cette statistique, légèrement inférieur à la moyenne des tournois ces dernières années, n’est pas dramatique en soi. Mais sur 44 parties, 23 ont duré moins de 20 coups, ce qui fait une nulle sur 2 et pratiquement un tiers des parties jouées. La moyenne des coups joués est de 32. En comparant avec d’autres championnats nationaux, du même niveau et d’un même format, le National se caractérise par une très faible combativité. Les deux championnats comparables (Chine et Pays-Bas) présentent des moyennes de coups de 45 coups chacun ! En moyenne une partie dure environ 40 coups. En Chine, aucune partie n’a duré moins de 25 coups, aux Pays-Bas seules 5 d’entre elles n’ont pas atteint 20 coups.
Ceci m’amène à m’interroger sur la combativité et le niveau de préparation des joueurs :
- Celui qu’on fustige en premier pour ses 11 nulles et 21 coups de moyenne est Iosif Dorfman. Ce champion n’a pas passé beaucoup de temps sur l’échiquier mais à sa décharge il faut admettre que peu de joueurs ont cherché à le battre. Dorfman n’est pas un attaquant, c’est un joueur qui a une grande connaissance du jeu mais ce n’est pas un farouche combattant.
- S’il y a nulle et nulle, il y a aussi nulle rapide et nulle rapide. Annuler rapidement sa partie parce qu’on est fatigué, parce qu’on a joué une dure partie la veille, parce qu’on n’a pas trop le moral ce jour est une chose, mais ériger cela sur plusieurs jours non. Le problème ne vient pas forcément des « anciens » (Dorfman, Sokolov qui approchent de la soixantaine et la cinquantaine respectivement) mais plutôt des jeunes. A ce titre, je regrette que Romain Edouard se soit contenté d’une nulle en 10 coups contre Bacrot, ne cherchant pas à aller plus loin. Or, l’expérience s’acquiert en jouant les parties, « les positions » comme on dit. Si on s’arrête vite, on risque de passer à côté de beaucoup de choses et les progrès se ralentissent.
- Enfin je noterai également le choix des variantes de début de partie. Très peu ont concerné les « grandes lignes », les débuts qui sont joués entre les meilleurs. Beaucoup de joueurs se contentent de lignes solides (avec les Blancs), peu ambitieuses. Comme la plupart des joueurs du National jouent surtout des opens, ces ouvertures suffisent contre les amateurs mais à haut niveau, elles ne donnent pratiquement aucun avantage. Il y a des joueurs qui s’écartent volontairement des grandes lignes (Bricard, Bauer) ce qui est leur touche personnelle mais cela ne signifie pas qu’ils ne jouent pas pour le gain. Si on veut affronter avec succès les meilleurs, il faut aussi affronter le débat théorique. Or, les joueurs français ne sont pas suffisamment armés à ça : manque de préparation, manque d’habitude, les explications sont diverses. En tout cas, ces joueurs sont en difficulté pour affronter des joueurs bien préparés : avec les Blancs ils n’obtiennent rien, avec les Noirs ils jouent des systèmes mal maitrisés ou carrément douteux.
- Cela me permet aussi de relever un point littéralement dramatique des échecs français : l’absence de grands tournois. Pour faire progresser notre élite, il faut la confronter régulièrement aux meilleurs joueurs du monde. Or, ce n’est pas souvent le cas : Vachier-Lagrave et Bacrot (qui va jouer le super-tournoi de Nankin avec Carlsen et Anand) participent à ces tournois mais les autres non. En conséquence, beaucoup n’ont pas l’habitude d’affronter les meilleurs, donc d’aiguiser aussi leurs armes. Et aux prochaines Olympiades, les résultats de l’équipe de France risquent d’en souffrir malgré un classement favorable. J’avoue me demander quelle est la stratégie de BNP-Paribas qui est le partenaire de la Fédération. L’idée d’exploiter le jeu d’échecs est une chose mais j’ai le sentiment que ce filon n’est pas médiatisé. Or, l’organisation d’un grand tournoi (et aux échecs, le suivi sur Internet est très important) donnerait davantage d’audience à une stratégie de communication je pense. Certes, inviter les 4-5 meilleurs mondiaux coûte de l’argent mais si on veut avoir un très fort niveau en France, il faut donner la chance aux joueurs de se confronter aux Carlsen, Anand, Kramnik, Topalov et Ivanchuk… Ceci s’adresse autant au partenaire financier qu’à la Fédération…
- Ces nulles rapides ne sont pas une bonne publicité pour le jeu. D’aucuns proposent des solutions. Léo Battesti, vice-président de la Fédération, en a une qui a ses mérites : l’interdiction de proposer la nulle. La « Corsica Rule » s’applique aux tournois en parties semi-rapides que M. Battesti organise à la Toussaint en Corse. Elle est appliquée dans plusieurs tournois majeurs (comme celui de Sofia, d’où le nom de Sofia Rule pour les tournois classiques). Les contradicteurs répondront que les joueurs pourront toujours s’arranger. Certes mais ce sera très difficile de ne pas se faire prendre.
- Il y a aussi une autre solution : ne pas inviter les « fautifs ». Pour certains, jouer le National procure une source de revenus. Ne pas les retenir serait un moyen de pression sensible pour que les comportements changent. Après, les organisateurs voudront garantir un certain niveau. Mais entre le spectacle et une moyenne statistique, il leur faudra choisir…
National Féminin. Almira Skripchenko récidive.
La Moldave d’origine était largement favorite sur le papier, devançant la championne de France Sophie Millet de près de 100 points Elo (2458 contre 2367). Aucune surprise n’a eu lieu. Devenue une inconditionnelle du poker (meilleure joueuse en 2009), Almira a survolé le tournoi sans donner l’impression de forcer : 7,5 points sur 10 et 1,5 point d’avance sur Sophie, qui a manqué de constance, perdant deux parties.
Le podium est complété par Maria Leconte (5,5/10). Le National féminin regroupait 6 joueurs qui s’affrontaient en deux tours. Cette réduction des participantes visait à réduire les déséquilibres entre les plus fortes et les plus faibles joueuses. On peut dire en regardant le classement que la logique a été respectée : chacune a joué par rapport aux autres à son niveau. Sans beaucoup au-dessus ni dessous.
- Almira Skripchenko. Championne de France et championne de poker, comme beaucoup de joueurs d’échecs de haut niveau. Elle a facilement dominé le tournoi. (Note pour certains : elle a été l’égérie du Werder Brême)
Almira remporte un quatrième titre de championne de France (après 2004,2005,2006). Elle avait disputé aussi le National masculin (devenu mixte sur le coup). Épouse de Laurent Fressinet, c’est donc un couple qui remporte le championnat de France. Le livre des records pourrait dire le contraire mais Almira présente une caractéristique amusante : en 2004 et 2005, elle avait remporté le National en même temps que son ex-mari Joël Lautier et cette année.
On soulignera que la meilleure joueuse française Marie Sebag n’était pas là. Elle ne participe plus au National car la compétition ne présente pas d’intérêt pour elle (trop faible niveau moyen) et elle préfère privilégier les tournois « mixtes ». Enfin il y a une exception : au début du mois d’août, elle participait à un tournoi à Oulan-Bator (en Mongolie pour les amateurs) comptant pour le grand prix féminin.
National B.
Le National B donne deux billets qualificatifs pour la mixte en 2011. Il va sans dire que la lutte est acharnée. Après un tournoi serré, c’est le Breton Jean-Pierre Le Roux qui l’emporte avec 8,5/11. Il devance un bourlingueur des opens, Andrei Shchekachev avec 8/11. Après un beau début de tournoi, le jeune Maxime Lagarde a payé le prix de la difficulté d’un tel tournoi et fini avec 5,5/11. La troisième place revient au Marseillais Yannick Gozzoli (6,5/11).
Enfin terminons par l’exhibition donnée par Anatoli Karpov et Boris Spassky le 16 août. Les deux anciens champions du monde ont affronté 20 joueurs chacun en simultanée. Ils ont eu l’occasion de se livrer une joute verbale à l’occasion d’une question portant sur la candidature d’Anatoli Karpov (soutenue par la France et la plupart des fédérations occidentales) à la président de la FIDE. Spassky ne la soutient pas (il soutient celle du président sortant Iloumjinov) et a critiqué Karpov comme candidat négatif. Ce à quoi, ce dernier a répondu que Spassky avait un appartement donné gratuitement à Elista (la capitale de la République russe de Kalmoukie dont Iloumjinov est aussi le président) par le président de la FIDE.
La prochaine édition se déroulera à Caen durant le milieu du mois d’août. D’ici là, les sélections nationales féminine et masculine disputeront les Olympiades.