À peine sorti de prison, Ombre apprend que sa femme et son meilleur ami viennent de mourir dans un accident de voiture et qu’ils étaient amants. Seul et désemparé, il accepte de travailler pour un mystérieux individu qui se fait appeler Voyageur. Entraîné dans une aventure où ceux qu’il rencontre semblent en savoir plus sur ses origines que lui-même, Ombre va découvrir que son rôle dans les desseins de l’énigmatique Voyageur est bien plus dangereux qu’il aurait pu l’imaginer. Car, alors que menace un orage d’apocalypse, se prépare une guerre sans merci entre les anciens dieux saxons des premiers migrants, passés à la postérité sous les traits des super-héros de comics, et les nouveaux dieux barbares de la technologie et du consumérisme qui prospèrent aujourd’hui en Amérique… (1)
Voilà un livre qui aura fait parler de lui. Issu de la plume toujours fluide et inspirée mais aussi pour le moins originale d’un Neil Gaiman qui n’a plus rien à prouver depuis longtemps, du moins dans son registre de prédilection qu’est le fantastique, cet ouvrage nous narre rien de moins qu’une guerre entre divinités. Un tel thème est bien entendu colossal, et rappelle évidemment la plupart des conclusions de mythes traditionnels tels que l’Apocalypse ou le Ragnarök, parmi d’autres… C’est-à-dire un champ d’exploration dont la vastitude dépasse nos limites de simples mortels, et dont la conclusion – croyons-nous bien naïvement – atteindra des dimensions cosmiques à défaut de cosmogoniques.
Car ici, les dieux des mythologies d’antan ont cédé la place aux idoles du modernisme – chaînes de fast-food et de supermarchés, marques de boissons et de plats préparés, canaux télé et hertziens, etc. Avec le recul des religions et de leurs figures tutélaires, ces divinités des temps anciens ont perdu leurs forces et leur grandeur : Odin est devenu un escroc à la petite semaine, Thot et Anubis des croque-morts, Czernobog retraité d’un abattoir, la Reine de Saba une prostituée,… ; inapte à la modernité, Thor a mis fin à ses jours – comme quelques autres. Alors, bien sûr, cette déchéance appelle la haine et la vengeance : pour reprendre leur place dans le cœur des hommes, les anciens dieux préparent un dernier coup d’éclat, une ultime démonstration de force qui pourrait bien sceller le sort de la modernité…
Pourtant, et au contraire de ce que peut laisser penser la conclusion du paragraphe précédent, le propos de ce roman s’articule beaucoup moins autour d’une guerre entre les dieux d’hier et d’aujourd’hui que d’une dénonciation de la société de consommation actuelle dont les divinités – argent, pub, télé, médias, etc – se sont substitués aux objets de culte d’antan et à leurs exigences toujours disproportionnées en regard de ce qu’elles accordaient ; car à ces nouveaux dieux aussi nous sacrifions des choses bien précieuses : notre temps, notre argent, nos relations sociales, et bien d’autres trésors inestimables. Dans ce sens, American Gods est plus qu’un récit fantastique : c’est aussi un reflet fidèle et critique de notre présent.
Mais au-delà de cette constatation, Gaiman nous livre aussi une réflexion pertinente sur notre besoin d’idoles, notre ardeur à consacrer notre vie et tout ce que nous avons de plus cher à des abstractions qui nous dépassent et restent bien loin de nous payer en retour pour tout notre dévouement. En réalité, l’auteur évoque beaucoup moins les excès du modernisme que celui de la nature humaine qui n’a pu s’empêcher de remplacer d’anciennes divinités par de plus nouvelles au fil des siècles, selon qu’elles semblaient lui apporter quelque chose de mieux – comme elle a toujours fait depuis l’aube des temps, en parfaite opportuniste qu’elle est.
C’est aussi une très belle occasion d’examiner de plus près l’immense érudition de Gaiman sur les mythologies traditionnelles des cultures du monde entier – anglo-saxonnes et scandinaves mais aussi africaines et amérindiennes, pour citer les plus présentes dans cet ouvrage. Érudition qui se double aussi d’une compréhension profonde de ses symboles primordiaux – l’exemple de Thor, dieu réactionnaire, violent et borné par excellence, et qui n’a donc pu s’adapter au monde moderne en raison même de ces travers, en est d’ailleurs la parfaite illustration.
Bien plus qu’un autre roman fantastique, American Gods s’affirme en réalité comme une réflexion de fond sur les rapports qu’entretiennent les hommes avec des figures du passé dont ils ne parviennent pas à se défaire et au lieu de ça les transforment pour mieux persister dans leur adoration.
(1) ce quatrième de couverture correspond à celui de l’édition brochée parue Au Diable Vauvert en 2002.
Récompenses :
- Meilleur roman de science-fiction : prix Hugo et Nebula 2002
- Meilleur roman de fantasy : prix Locus 2002
- Meilleur roman fantastique : Bram Stoker Award 2002
- Meilleur roman étranger : prix Bob Morane 2003
Notes :
De nombreux thèmes présents dans ce roman ont été précédemment abordés par l’auteur dans sa célèbre série de comics Sandman parue chez Vertigo de 1989 à 1996 et disponible en France aux éditions Delcourt.
Quand Neil Gaiman commença à rédiger cet ouvrage, ses éditeurs ouvrirent un site web promotionnel proposant un blog où l’auteur décrivait le processus quotidien d’écriture, de révision, de publication et de promotion du roman ; après la sortie du livre, ce blog aborda d’autres centres d’intérêt de son auteur et il est encore régulièrement mis à jour.
American Gods, Neil Gaiman, 2001
J’AI LU, collection Fantastique n° 7350, août 2004
608 pages, env. 9 €, ISBN : 2-290-33041-8
- d’autres avis : nooSFère, Scifi-Universe, Intercal{Air}e, Et puis…, Le Livraire
- le site officiel de Neil Gaiman