On l’a beaucoup dit à sa sortie: Zone, le troisième roman de Mathias Enard, présente une particularité typographique inhabituelle. Pas de points pour finir les phrases dans un texte pourtant volumineux et découpé en chapitres. Ceux-ci s’ouvrent sans majuscules et ne se ferment pas. Le procédé n’est pas inédit, d’autres l’ont employé à plus ou moins bon escient. Est-ce une pose gratuite ou une nécessité? Une envie de dérouter le lecteur? On penche pour la nécessité: le long monologue intérieur ruminé par le narrateur se déroule pendant un trajet en train entre Milan et Rome. La phrase presque unique suit un rythme ferroviaire, avance au fil des kilomètres sans rompre le fil de la pensée – pensée soumise, bien entendu, aux digressions qui amènent d’un sujet à un autre.
Avant d’en venir à la matière même du livre, matière dense, liée à l’histoire récente de l’Europe et du Proche-Orient (celui-ci étant la Zone, au sens géographique), il faut quand même préciser que le temps du voyage est aboli à trois reprises, quand le personnage principal lit un livre de Rafaël Kahla, un Libanais qui raconte un épisode de combats à Beyrouth. Kahla fait des phrases «normales», avec des points et des paragraphes. Et son texte fait écho au récit principal.
Celui-ci, en effet, retrace une part de la vie de Francis Servain Mirković, l’homme qui est dans ce train et auquel le passeport donne une autre identité, Yvan Deroy, empruntée à un fou. Francis-Yvan a été combattant en Bosnie, une guerre pas toujours propre, puis il s’est mis à utiliser d’autres armes, non moins meurtrières, celles qu’on met à la disposition des espions. Il a accumulé des renseignements discréditant bien des acteurs de la politique et des guerres de la fin du 20e siècle. Aujourd’hui, après avoir pris beaucoup d’autres trains dans sa vie, après avoir aimé (peut-être) trois femmes dont il se souvient, il transporte une mallette où sont enfermés des secrets destinés à être vendus au Vatican qui, on l’imagine, les fera ensuite disparaître, s’ils arrivent à destination.
Les épisodes du passé se mêlent sans se confondre. Les nombreux personnages qui ont accompagné les années d’activité, et dont certains ont fait l’actualité, surgissent sans prévenir. On les suit dans les méandres d’une mémoire à laquelle aucun détail n’a échappé.
Plusieurs fois déjà le narrateur a failli disparaître à ses propres yeux, basculer dans l’absence: «j’étais un fantôme enfermé au royaume des Morts, condamné à errer sans jamais imprimer une pellicule photographique ou me refléter dans un miroir jusqu’à ce que je brise le sort», se disait-il déjà à Salonique. Pour en arriver à ce train: «je suis un fiancé de la Moire implacable alliée d’Hadès dans mon train grondant vers le néant, affublé du masque mortuaire d’Yvan Deroy le Fou, filant vers Rome et la fin du monde au milieu des collines toscanes invisibles en compagnie de voyageurs fantômes et de souvenirs de massacres dans ma valise».
Ces massacres débordent de la valise et de la mémoire. Ils remontent aussi plus loin dans le temps. Ce sont des dizaines de milliers de cadavres accumulés au cours de guerres interminables, des violences auxquelles renvoient des destins d’écrivains, des images de films – et l’implacable réalité historique. Assis dans le train, ou en route vers le bar pour y boire encore un gin, Francis ou Yvan parcourt des champs infinis jonchés de corps mutilés.
Un tour de force saisissant.