Mémoires de Nicky

Par Argoul

J’apprécie le jardin ensoleillé, surtout quand elle accourt avec une chaude couverture pour y déposer mon corps fatigué. Pour que le soleil caresse mes flancs très longtemps, elle déplacera toutes les deux heures mon lit pliant. Pensera-t-elle à ma gamelle ? Elle ne travaille plus depuis quelques années. Elle s’occupe. Elle bricole au jardin et à la maison. Lui joue avec un crayon dans un bureau, je crois. Tout à l’heure, je le flatterai quand il rentrera. Il aime ça ! Il plaisantera un peu avec moi et, après leur repas, je recevrai ma « Vache Qui Rit ». Il n’aime pas la publicité, aussi dois-je surveiller mon langage et dire « du fromage fondu ». Il ne faut pas le contrarier : « fromage fondu dans la gamelle de Nicky, s’il vous plaît ; merci patron ».

Certains soirs d’été, nous arpentons tous les trois les petites routes. Ca fleure bon. J’enfouis ma truffe dans les herbes, et vogue la salive ! Les bœufs me lancent des sourires complices. Mes patrons n’aiment pas que je bave. Au retour, Ils m’essuieront à grand renfort de torchon. Tant pis, je profite avec délice de l’instant présent. Ils m’appellent. Voilà, voilà, j’arrive.

Il paraît que j’ai succédé à un cochon d’Inde qui a eu l’idée de mourir pendant leur balade irlandaise. Ils m’ont acheté – non, mais,  a-c-h-e-t-é ! – dans un chenil.  Ils habitaient alors la région parisienne. J’ai eu beaucoup de chance. Ils vinrent avec l’intention de choisir un boxer. Je suis boxer. Au moment où ils passèrent devant mon cachot, le hasard voulut que je fusse éveillé. Mon frère, lui, dormait. Je me précipitai sur eux. Ils sentaient l’ami. Nez de chien ne trompe jamais. Ma gardienne vint me délivrer. Tremblant dans les bras du fils, je fus conduit dans un pavillon moderne où, dès mon arrivée, je repérai immédiatement deux canapés : un pour eux, un pour Nicky. Mon premier après-midi chez eux fut tout entier consacré au reniflage de reconnaissance et à l’arrosage de la moquette. Elle ne rentra que le soir. Je la dévisageai de mon canapé. Si les deux autres sentaient l’ami, elle ne sentait rien. Elle me fixa, l’œil sévère. Les deux autres lui racontaient le transfert vers mon nouveau foyer. « Ah, fit-elle, je vois qu’il a déjà pris possession d’un canapé. » Gagné ! J’avais gagné ! N’empêche qu’ils me gourmandaient chaque fois que j’humectais la moquette ou le carrelage de la cuisine, jusqu’au jour où je devins un chiot propre.

J’avoue avoir déchiqueté quelques torchons et consommé une paire de rideaux, mais jamais de chaussures, ni de chaussons. Le 48 du patron, trop lourd pour moi ! Un soir de réveillon, ils m’avaient claquemuré dans leur cuisine. Un misérable roquet de leurs connaissances était présent – nommé Pulchery d’Ulysse de Chantilly. Je n’avais pas été autorisé à le taquiner, nom d’un chien ! Seul dans ma caisse, je mijotai une juste vengeance. Tout en les écoutant s’esclaffer sans moi, je dressai, en parfait pâtissier, mes petits tas de chocolat, le tout baignant dans une succulente sauce pipi. Je ne m’étends pas sur la magistrale volée qui m’attendait à la sortie de la fête.

Mais pourquoi, bon chien, cirait-elle la cuisine ? Le facteur… je cours, patatras, la glissade avec les quatre fers en l’air. Et l’autre de ricaner derrière la vitre ! Je compris vite que cet individu en uniforme et à casquette reviendrait tous les jours causer dommage à ma propriété privée. Non mais, ça ne se passerait pas comme ça ! Au travail, Nicky ! Nom d’une chienne, tous ces humains en tenue, ça aboie comme des je-ne-sais-quoi, mais c’est moi le chien ici !

Je fus très malade : la maladie de Carré. Elle me soigna avec amour et patience. C’était une vraie mère chienne pour moi. Pour le fils, je n’étais qu’un prétexte pour aller rejoindre ses copains. Alors, de temps à autre, je prenais seul l’initiative de découvrir le bled. C’est comme ça qu’ils  nommaient le village où nous habitions alors. Drôme de nom. Quand je partais en voyage tout seul, ils s’obstinaient à courir après moi à pied, à vélo, en voiture. Les humains, ça veut toujours jouer, mais moi je ne me laissais pas attraper avant d’avoir dégusté quelques bonnes poubelles.

Le jour de mon anniversaire on m’offrit un hérisson en plastique orange qui siffle quand on y plante ses crocs. J’eus tôt fait de loger cet étrange objet au fond de mon estomac. Consternation chez les humains, téléphone chez le médecin des chiens, sortie nocturne chez le pharmacien de garde. Encore un drôle de nom. Des chiens de garde, oui, mais des pharmaciens… ! Ces idiots crurent que je m’étais empoisonné avec des immondices. Ils ramassèrent mon hérisson en miettes. Grâce à leur émétique, j’avais régurgité les carottes !

Après un séjour à Brussels, d’où je suis revenu avec un sérieux accent belge,  ils déménagèrent à B. (Nord), je contractai une sorte de gale. Le médecin des chiens m’ordonna des injections. Elle ne connaissait rien en piqûres, mais la voisine, celle de l’autre jardin, si. C’est elle qui vint me piquer les fesses. Elle sentait l’ami. Voyant la voisine faire, elle apprit l’art de percer le séant de chien. Malheur à moi !

Je n’aboie pas beaucoup mais demeure toujours prêts à planter ma mâchoire dans les chairs de ceux qui oseraient pénétrer ma propriété. Les garçons viennent me chercher pour jouer au football. Je suis gardien de but et ne laisse passer que peu de ballons. De temps à autre, on me confie un bébé. Je le garde, il gazouille dans son parc. Je surveille les allers et venues des gens à la mine patibulaire. Je relève légèrement mes babines pour leur conseiller de poursuivre leur chemin. Ils comprennent très vite. Le bébé me met les doigts dans les yeux, les oreilles, tire mes joues. Je me laisse faire, j’adore les enfants.

Un chat passe dans l’allée de mon jardin. Je me précipite. Il grimpe dans l’arbre. Je le suis car moi aussi, tout chien que je suis, je m’agrippe avec mes pattes de devant et me propulse avec les pattes arrières. Le chat stupéfait n’a pas demandé son reste, il a sauté et il court encore. Dès le lendemain, les enfants qui n’avaient pas assisté à mes prouesses sont venus me demander de voir  mes acrobaties. Je veux bien grimper mais il n’y a pas de chat. Allez me chercher un chat !

Voilà, voilà, j’arrive ! Ils me sifflent. Ca sentait bon la chienne amie, hum ! Je les entends parler de mariage. Ah ! bon, ils vont se marier ? Hein ! Quoi ! Mais c’est moi qu’ils veulent marier ! Mon célibat les gêne ? Aurai-je mon mot à dire dans ces tractations nuptiales ? Qui est ma promise ? Voilà qu’ils me lustrent le poil, m’affublent d’un collier neuf. J’étais plus à l’aise avec l’ancien !  Nous voilà partis. Ma belle est une de ma race. Une Boxer, du nom de Belle. Je dois ? D’accord, la fumelle (femelle) flaire bon, mais quel cul ! Ils sont là à me surveiller. J’ai droit à combien de minutes ? Un peu plus, lui aurait mis ses gants beurre-frais pour demander la patte de Belle ! Voilà, c’est fait ! J’espère que vous avez pensé à me préparer une bonne gamelle, car j’ai la fringale.

J’ai onze ans maintenant, je suis las, je pense bientôt rejoindre le Dieu des chiens pour un repos bien mérité. Ainsi fut fait peu de temps après ces écrits.

Nicky, alias Nicolas, alias Old Nick - par la plume de Sabine.