par Aldric van Gaver
Rien ne ressemble plus à Dieu dans l'immensité de l'univers que le Silence. Maître EckhartRecherchons nous vraiment le silence ? Pouvons nous encore le trouver ? Savons nous où le chercher ? L'homme moderne est plus que jamais plongé dans un monde de bruits. Sonneries, bips, musiques, télévisions, vidéos, publicités. Cela, nous le savons, nous en mesurons l'ampleur en nos moments de lucidité. Le reste du temps, cette symphonie agressive est devenue le bruit de fond de nos vies. Impossible d'y échapper, ou presque.
Et nous cherchons, parfois, quand l'angoisse devient trop forte, quand le stress nous prend les tripes, quand l'envie de fuir, peur animale, nous étreint et nous crie à l'oreille que seule la fuite pourrait sauver notre âme, nous cherchons le silence.
En vain. Souvent en vain. Oh, nous aimerions tant partir faire une retraite dans un monastère. Cela avait l'air tellement bien dans cet article de magazine. Tellement reposant. Tellement tendance, et tristement irréalisable. Les vacances sont sacrées, mais ce n'est pas la même dévotion. Les vacances ne sont pas faites pour être passées dans le silence. Du reste, qui peut encore le trouver ?
Le vrai silence, le grand silence. L'absence de bruit, l'absence de parole, l'absence d'excitation, la sensation d'être seul face à soi-même, seul face à Dieu, seul à comprendre ce que nous sommes, ce que nous voulons, ce que nous cherchons. Le silence n'est que le moyen d'entendre le rugissement de nôtre âme, le cri que l'on voudrait exprimer pour abattre cette prison tant réelle dans laquelle nous tentons de faire bonne figure.
Ce silence n'est pas chose facile à trouver, on ne le cherche pas assez bien, on ne le cherche pas comme il faut. Le silence est un produit, un package, un bruit de plus. Paradoxe, évidence. À force de vivre pour consommer, nous pensons que tout peut s'acheter, tout doit s'acheter. Le silence est vendu, marchandé, habillé de marketing, travesti, prostitué, comme ces cartes postales de lieux magiques qui ne sont plus que le cloaque de nos rêves enfuis, où l'on se rend en car de tourisme pour espérer en capturer une parcelle en son âme flétrie.
Cela ne peut marcher. Que ramenons nous ? Conversations oiseuses, photos ratées que l'on exhibe, scories impudiques de ce moment d'existence que nous avons tenté de capturer en lui collant l'étiquette "bonheur". Ainsi va le silence que l'on achète, ce silence en boîte, faux, obscène. Un silence artificiel.
Allez, partez, faîtes donc cette retraite dans un monastère, cherchez donc aux sommets des montagnes et au milieu de la mer cette paix que votre flamme vacillante réclame pour brûler comme la Foi qui endure tout et espère tout. Cherchez, cherchez donc, aveugles et sourds, monstres déformés qui ne voyez plus qu'avec un objectif, qui n'entendez plus qu'avec un casque, qui ne sentez plus qu'avec des molécules de synthèse, qui ne touchez plus de peur de l'autre, qui ne goûtez plus que part votre langue anesthésiée.
Cherchez, vous ne trouverez pas.
Vous ne cherchez pas le Christ, lui, vous l'auriez trouvé.
Vous ne cherchez pas le silence, vous êtes déjà sourds
Vous croyez, vous ne savez rien
Vous voulez comprendre, votre raison vous étouffe
Vous voulez aimer, votre cœur n'est plus de chair
Cherchez, allez,
Ne voyez-vous pas ?
Ne comprenez vous pas ?
Le silence,
le vrai silence,
N'est pas de ce monde,
ce que l'on vous a vendu est un leurre.
Le bruit est le problème, et pourtant, son absence serait-elle la solution ? Peut-être, à condition de continuer à croire en l'espérance, de ne jamais douter de la joie de se savoir enfant aimé de Dieu.
La vie moderne nous a enlevé toutes les heures que nous aurions pu passer à laisser parler notre cœur. Elle nous a privé du temps nécessaire à réfléchir et méditer, elle nous a amputé de nous-mêmes. Nous ne nous entendons plus penser. Nous n'avons plus le temps. Et notre pauvre cerveau, qui n'a guère grossi ces derniers milliers d'années, est agressé de tous côtés par le bruit du monde. Nous ne sommes pas seuls, nous ne le sommes plus jamais. Nous avons développé la peur du vide, la peur du silence. Enfants apeurés, dépressifs sans le savoir, nous comblons tout ce qui ressemble à du vide par ce que nous pouvons.
Cette peur compulsive, instinctive, nous pousse vers un comportement obsessionnel de consommation d'information et de nouveauté. À chaque jour son flot de nouvelles qui remplit nos vies. À tout moment, il nous faut notre panier apéritif d'information. Si le journal télévisé du soir et le quotidien du matin nous suffisaient, l'accélération de la consommation, ainsi que l'invasion d'internet et de son usage à la demande ont transformé nos habitudes en profondeur.
J'ai vu des personnes, à peine arrivées à leur hôtel, demander avec angoisse s'ils auraient une connexion internet. Le restaurant, la plage, les excursions, tout ce qui constitue la trame de vacances au soleil s'efface devant ce besoin de ne pas se retrouver en dehors du coup. Une semaine, un jour, une heure sans nouvelles devient insurmontable. C'est une drogue, un calmant. On se préoccupe des autres pour ne pas penser à soi, on s'en préoccupe à distance, par petits bouts, vite lus, vite oubliés.
Cette consommation de fragments d'information nous conduit même à ne plus être capables de supporter une lecture de plus de cinq minutes. Notre capacité d'attention a diminué au point qu'un livre devient quelque chose que l'on ne peut lire que page par page. Certains romanciers rusés l'ont compris, qui découpent leurs romans de chapitres aussi fins que des tranches de salamis dans une charcuterie italienne.
L'effort de concentration nous est devenu étranger. La musique n'a-t-elle pas depuis longtemps adopté le format de chansons de trois minutes pour satisfaire les radios et les maisons de disque qui voulaient vendre plus de petits morceaux fragmentables à l'envie ?
Qui peut écoute encore une symphonie, ou un morceau de dix, quinze, vingt minutes ?
Qui peut lire le même livre pendant plusieurs heures ?
Qui arrive à couper son téléphone et ne faire qu'une seule chose à la fois ?
Heureux est cet homme.
Il détient un secret qui bientôt ne sera plus.
Heureux ceux qui savent que le temps ne se découpe pas, que le cerveau ne se divise pas, que l'effort nous élève et que la méditation n'est pas qu'une affaire de gourous new age en tunique blanche.
Car l'absence de silence, la peur de la solitude, tout cela conduit à la perte de notre liberté, cette liberté que Dieu nous offre et que l'homme sait si bien reprendre. Je me souviens d'une phrase terrible dans le film Kundun, lorsque les chinois arrivent à Lhassa et installent des haut-parleurs dans la ville pour diffuser musiques et discours de propagande. Le dalaï-lama, contemplant impuissant cette invasion, dit alors : "ils ont volé notre silence". Tout est dit. Les voleurs de silence, les grands organisateurs d'activités collectives, les recettes totalitaires sont éprouvées. Orwell le décrit très bien dans 1984 : Télécrans partout, activités incessantes, tout est fait pour décourager l'envie de méditation.
Car il ne suffit pas de rêver, il faut rêver éveillé. Avoir le temps de laisser son esprit monter aux cieux, se libérer, un instant, du fardeau quotidien, et ouvrir son cœur à la joie, ouvrir ses oreilles à d'autres mélodies, ouvrir ses yeux sur d'autres panoramas.
Si l'on n'a plus cela, que nous reste-t-il, créatures aveugles pataugeant dans la boue de nos vies administrées ?
Le danger est plus présent que jamais. Oh, ce n'est pas une énième diatribe néo-luddite sur les dangers des nouvelles technologies. Il serait dommage de négliger les avantages considérables que celles-ci apportent à notre quotidien. Le Saint Siège a d'ailleurs largement communiqué sur la compatibilité entre foi et progrès scientifique. Le danger vient de l'accoutumance à ces technologies, à leur infiltration progressive dans nos vies qui change notre attitude : si l'information, la communication étaient avant des événements, c'est leur absence qui en est aujourd'hui un. Panne de téléphone, panne d'internet, panne d'électricité ou de réseau sont les facteurs déstabilisants. On s'habitue tellement à recevoir de l'information partout et tout le temps que le silence électronique, anormal, angoissant, nous effraie.
Au fond, nous écoutons tellement que nous avons perdu l'ouïe. Nous n'entendons plus que ce qui est extérieur. Notre âme, dans sa cellule capitonnée, ne nous interpelle plus, sauf peut-être au milieu de la nuit dans ces rêves confus qui laissent un vertige au réveil, visions de nous, émiettés, fragments d'hommes, petits bouts lâchés aux vents, comme des bouteilles à la mer, attendant des réponses.
Le silence, c'est la possibilité de s'écouter, de comprendre qui nous sommes, ce que nous sommes. Le silence, c'est entendre Dieu, c'est recoller nos morceaux éparpillés avec le don de Dieu, avec son Amour, l'amour que nous portons sur nous, vaisseaux sacrés, et dont les flots débordants irriguent les autres.
Le silence, c'est reconnaître que nous ne sommes pas que des bribes d'information ou de simples récepteurs, mais que nous agissons par et pour quelque chose de plus grand, la seule chose universelle qui soit vraiment. Peut-être sommes-nous devenus myopes, nous qui ne voyons plus que l'infiniment petit de nos vies pour ne plus voir l'infiniment grand ? Oui en vérité, le Diable se cache dans les détails. À trop vouloir disséquer Dieu et sa Création, nous nous retrouvons avec des morceaux éparpillés qui n'ont plus de sens.
Une symphonie n'est pas un collage de pièces disparates. C'est une harmonie subtile qui s'écoute en entier, sans distraction. En sommes-nous encore capable ? Et le silence, qui est un tout, un bloc, une masse que rien ne peut remplir, pouvons-nous le rencontrer ?
Vous cherchez encore,
Petit dieux, ou semblant l'être,
Aveugles et fous, dans la nuit,
Vous hurlez votre impuissance.
Folie, oui de vouloir ainsi,
Siphyses,
Crier pour couvrir le silence,
Crier pour ne plus entendre,
Ne plus comprendre,
Que vous n'êtes rien,
Que Dieu est tout,
Que ce silence est,
À celui qui sait écouter,
Consolation,
Baume, communion,
Lien de l'âme, flèche vers les cieux.
Votre salut, pauvres petits dieux,
N'est point ici.
Rampez, dévorez-vous,
Jamais salut ne trouverez.
Dans votre cœur,
Cherchez, écoutez.
Sans le silence ne l'entendrez,
Cette espérance, de Dieu incarné.
Le silence, dans nos vies, n'est pas une affaire commerciale. Ce n'est pas non plus une question de moyens ou qui se règle en partant en retraite, comme les magazines le disent dans leurs articles creux à destination des citadins blasés et des hommes d'affaires stressés.
À chacun sa méthode, mais tout comme les exercices spirituels, écouter le silence demande une pratique quotidienne. La foi n'est jamais très loin, et nos églises ne souffriraient pas de voir, en journée, passer les âmes malades, égarées. Les voir se reposer un instant, se taire, chercher, et, un jour, comprendre que la lenteur n'est pas obscène, que le silence n'est pas dangereux, que nous avons besoin, seuls ou en famille, de communier, entre nous et avec notre Seigneur.
Écoutez, écoutez vraiment. écoutez ce qui ne se vend pas, qui ne transmet pas, qui représente l'espoir d’être plus que des assemblages moléculaires en constante agitation. Écoutez votre cœur, écoutez l'autre, sincèrement. Libérez-vous de ce sable qui grippe votre capacité à la réflexion, et qui à force de s'infiltrer partout, tue lentement votre capacité d'émerveillement.
Écoutez la musique de votre âme, qui s'élève, au dessus du bruit, sur les cimes où seul le vent résonne. Revenez à l'essentiel, ne vous perdez plus dans le dédale tumultueux de l'information immédiate, de la satisfaction instantanée, facile et légère. Mais ne vous coupez pas pour autant du monde. La posture est trop facile. Fuir n'est jamais bon, au moment où le combat éclate. Soyez forts, trouvez cette force en vous, le silence, ce silence que l'on cherche, n'est pas loin. Il est là, en vous, laissez-le s'exprimer, il vous ouvrira la voie telle une trompette céleste, retentissant là où l'on ne l'attend pas, faisant taire le Diable et ses détails bruyants.
Écoutez ce silence, dont l’absence vous a perdu, écoutez le silence, vous retrouverez ce que vous aviez perdu.