Quand je dis Homer Simpson, on me répond généralement « D’oh », « Wouhou », ou l’on se lance parfois même dans une imitation déplorable du « Ouh pinaise ». Il faudra que je revienne un jour sur ces tristes sires qui sont persuadés de savoir reproduire la voix unique de Philippe Peythieu ou cette speakerine de Canal Plus qui s’humilie entre chaque épisode des marathons de l’après-midi. Le pire reste encore l’exploitation financière de ce non-talent : vous avez peut-être déjà entendu des voix customisées de GPS ou des sonneries de portable grossièrement contrefaites prétendant vous vendre la « voi d Omer kikoo lol », pour découvrir avec dépit qu’un vague quidam benêt avait fait l’affaire pour la besogne. Mais je m’éloigne du sujet. Je cherche à dire que peu importe votre goût pour les Simpson, l’évocation de cette figure mythique de l’histoire de la télévision allumera une petite diode de reconnaissance dans votre interface neuronale.
Maintenant, je vais vous dire Jay Sherman… Et bien sûr, c’est le silence gêné. Qu’est-ce que cet ahuri est encore allé pêcher comme référence obscure ? Et bien, je vous propose aujourd’hui de découvrir l’essence même des années 90. Une série animée conçue, entre autres, par Al Jean, l’un des scénaristes-vedettes de l’âge d’or des Simpson. Elle met également en scène la voix de Nancy Cartwright, la célèbre doubleuse américaine de Bart Simpson (aujourd’hui zombie et femme-sandwich de l’Eglise de Scientologie). Le protagoniste de ce show est un Américain obèse qui a l’habitude de tenir des conversations avec son estomac. Ça a le goût des Simpson, la couleur des Simpson, mais, ma bonne dame, c’est pas Les Simpson ! Peu de Français se souviennent de Profession Critique (The Critic dans sa version originale). A vrai dire, une rapide recherche sur le Net francophone permet de voir que les rédacteurs du site Choucroute Web s’étaient même demandés avec ironie si cette série avait réellement existé, tentant de recueillir les témoignages d’internautes se souvenant du pauvre été où le programme avait été diffusé sur Canal Plus. Les rares Frenchies répondant par l’affirmative se rappellent d’un épisode cross-over des Simpson (où, étrangement, Jay Sherman est un winner à qui tout sourit), et de la médiocre catchphrase du héros : « C’est nul ! ». A l’inverse, la série n’a pas du tout été oubliée outre-Atlantique : sur Internet, elle est toujours l’objet d’un culte, un vrai totem de la décennie Fukuyama. Il faut dire qu’elle réunit quelques considérables catalyseurs de nostalgie : sa courte durée de vie et son chaotique parcours (trois chaînes, deux saisons et une vingtaine d’épisodes) lui permettent de remplir les critères du programme « trop bon pour durer ». Ajoutez à cela la performance de Jon Lovitz, comédien sans série fixe emblématique de l’époque (Seinfeld, Friends…), qui donne ici sa voix à Jay, et les réminiscences de quelques proto-mèmes que l’émission a pu engendrer (comme l’insupportable présentoir publicitaire parlant « Buy my book ! Buy my book ! Buy my book ! »)… Good ol’ days pour les Yankees de la génération Y.
Profession Critique mérite cette réputation. Moins déjantée qu’un Futurama mais plus réaliste que Les Simpson, la série est très attachante, et les personnages s’avèrent assez profonds. Nous avons donc Jay, critique de film new-yorkais cynique et bobo (mais pourrait-il en être autrement ?). Il a sa propre émission, Coming Attractions, où il descend en flammes la machine hollywoodienne en permanence. Malgré son adoration pour le septième art, Jay doit se farcir les pires nanars – prétexte à de délirantes scènes non-sequitur ultra-référentielles qui font partie intégrante de la légende du show. Contrairement aux fastidieux flashbacks des Griffin, ces séquences sont justifiées et pleinement récréatives, et bien sûr, elles ne vampirisent pas la substantifique moelle du scénario principal des épisodes tel un monstrueux parasite dissolvant méthodiquement tout infinitésimal miasme de comique. Mais je digresse. Malgré cette brillante carrière télévisuelle, l’existence de Jay est une longue succession d’échecs : père divorcé boulimique, son physique ingrat l’empêche de refaire sa vie, et les quelques femmes croisant sa route sont toujours des actrices en quête d’un bon papier ou de totales frappadingues. Jay semble être un homme seul, amer mais appelant la compassion. Il n’est pas la version esthétique du loser, c’est un vrai loser : lorsqu’il prend un rendez-vous, il consulte son agenda où ses phases de manie et de dépression sont programmées alternativement chaque jour de la semaine. Mais après tout, tout n’est pas si sombre pour Jay, notre homme est même plutôt bien entouré. Entre des parents adoptifs un peu fêlés mais aimants, une gentille petite sœur et Marty, un fils modèle (unidimensionnel, diront certains), ça pourrait être pire. En revanche, dans le milieu du cinéma, Jay est entouré de mégalomanes et de je-m’en-foutistes : son meilleur ami, Jeremy est un sex-symbol australien qui lui étale sa vie réussie sous le nez à la première occasion. Son boss, Duke Philips, est un businessman imbus de sa personne qui n’hésite pas à déprogrammer sa chronique quand les audiences de sa vache à lait se mettent à diminuer. Quant à Doris, sa vieille maquilleuse à l’éternelle cigarette au coin du bec, il n’est pas un jour sans qu’elle ne lui fasse une crasse comme lui écrire des vannes au pinceau à l’arrière de son crâne dégarni.
L’ambiance de la série est équivalente à celle des premières saisons des Simpson, avec un surplus considérable en gags et un humour quelque peu affranchi des contraintes du tout-public. La touche simpsonienne de la « réalité élastique » permet d’obtenir un comique de situation inventif et sans cesse surprenant. Si vous êtes lassés de certaines ficelles humoristiques de la famille jaune, essayez Profession Critique ! L’œuvre fait partie de ces séries animées pleines de peps qui savaient exploiter des intrigues vraisemblables avec mordant : à partir de South Park, les cartoons adultes utiliseront des ressorts différents, plus surréalistes. Ici, les principaux vecteurs de marrade semblent demeurer le personnage de Jay, son papa, sa maquilleuse et les apparitions éphémères de célébrités ou de pastiches très appuyés… Globalement, c’est l’industrie du cinéma elle-même qui supporte une grande partie de l’humour. Cultivez-vous en délirant, voilà l’objectif. Evidemment, certains clins d’oeil rico-ricains peuvent paraître obscurs au premier coup d’œil, mais le rythme est tellement bien négocié que le gag suivant vous ramène sur les contrées de la rigolade fédératrice en moins de deux. Les épisodes utilisent parfois quelques idées un peu faciles : on retrouve la sempiternelle candidature à la présidence ou le premier rendez-vous amoureux du fiston, mais cette originalité relativement inégale ne nuit pas au divertissement. Quelques éléments un peu lourdauds permettent de dater le travail, entre un running-gag facile sur une prétendue homosexualité de Jay (vous savez, le milieu des années 90, quand dire « gay » faisait pouffer de rire) et les stéréotypes faciles sur les populations étrangères (la participation de Marty au club des Nations Unies est à ce titre un réservoir, que dis-je, un silo à gags).
Mais j’oserais dire que rarement le mélo n’a aussi bien fonctionné dans une série que dans Profession Critique. Les sentiments sont remarquablement dosés, et Jay demeure assez fidèle à lui-même d’épisode en épisode. On découvre qu’il a des idéaux, qu’il apprend de ses échecs : c’est un brave type. Même si l’univers reste bordélique et cruel, et qu’on ne dégage pas toujours une morale des épisodes (c’est souvent pour notre plus grand plaisir), on dénote une grande constance des caractères. La crédibilité des personnages provoque une identification et donne un aspect chaleureux à l’ensemble. C’est une atmosphère de « préparation à l’épique rigolade » qu’on ressent pendant le générique, caractéristique des grands rendez-vous cultes, avec ses gags qui changent à tous les épisodes. Le thème musical, qui est une composition du célébrissime Hans Zimmer, y est pour beaucoup : un excellent petit jazz qui colle tout à fait avec un début de journée guilleret. Non, décidément, cette série est véritablement charmante.
Il serait inutile de pondre un autre article-fleuve disséquant les qualités de Profession Critique. Non seulement l’aspect « one-shot » de cette série ne justifie pas une analyse en profondeur, mais de plus, ce serait démonter tout ce qui fait l’aspect drolatique de la chose : déterrer une œuvre du fond des âges pour constater sa part de génie et de poésie. Nous sommes face à quelque chose d’intelligent et de bien construit, un projet dans lequel se sont pleinement investis des maîtres de la guilde des scénaristes. Lors de son passage sur la Fox pour la deuxième saison, Jay Sherman a subi un lifting : une tronche se rapprochant plus des standards du kawaii, et une fiancée fixe, histoire de rendre sa vie plus joyeuse. Un remaniement qui sent effectivement très fort la recette démago de la Fox, mais qui n’a cependant pas dénaturé la série. Alors, comment expliquer la déprogrammation prématurée de cette petite perle, alors que les audiences étaient définitivement au rendez-vous ? Certains avancent la théorie d’une « jalousie » indécrottable de Matt Groening, qui craignait que le critique rondouillard n’aspire l’énergie vitale des Simpson. Son influence en tant que grand manitou de l’animation aurait fait le reste pour couler le show. D’autres émettent des hypothèses sur une éventuelle « peur » de la Fox de se faire dérober une licence juteuse qui ne leur appartenait pas, d’où sabordement du navire. Profession Critique a ressurgi au début des années 2000, sur Internet, pour une poignée de capsules de trois à cinq minutes que je n’ai pas réussi à me procurer. Les fans ont accueilli ces « webisodes » à bras ouverts, mais ont déploré l’absence de l’intégralité des personnages secondaires. Depuis, plus rien. Le coffret DVD de l’intégrale de la série s’est très bien vendu aux States, mais n’a jamais connu de sortie française. A vrai dire, la VF semble avoir complètement disparu : aucune vidéo, aucun son… Mes amis, si par miracle vous trouvez du matériel francophone provenant de cette série, n’attendez pas et faites-le moi savoir ! En attendant, et pour perpétuer la tradition instaurée par François, je vous laisse avec un très bon épisode, malheureusement intégralement en anglais. Prenez ça comme un exercice ! Il s’agit d’ « Eyes on the Prize » (“Arrête ton cinéma” dans la VF) : il contient l’un des meilleurs moments de la série, le travail d’étudiant en cinéma complètement pourri du jeune Jay, « L’Artiste Est Morte ». Bon visionnage !
Articles complémentaires :
© Alex pour OmniZine - L'omni-webzine des omnivores de la culture, des sports et de la geekitude !, 2010. | Permalien | Pas de commentaire