Le coeur des hommes

Par Lebibliomane
"Bacalao" Nicolas Cano. Roman. Editions Arléa, 2010.
« Il est sans doute absurde de vouloir devenir un bermuda alors que l'on est en train de commenter le premier roman moderne de la littérature française. Or c'était comme ça, six jours après la rentrée, à la vue d'une paire de jambes dépliées au premier rang de la classe.



Lorsqu'il vit ce garçon affalé, magnifique et parfaitement indifférent au désarroi amoureux d'une princesse de la cour d' Henri II, Vincent éprouva un désir d'une violence extrême. Les jambes qui dépassaient du bermuda lui donnèrent l'envie extravagante d'être le bermuda, et cette envie trotta au mépris de l'analyse qu'il devait à l'arrivée de M. de Nemours au bal de la cour.


Il se força à regarder ailleurs. Mais c'était trop tard. Il n'y avait pas que le bermuda. Un maillot rouge aux couleurs du Benfica de Lisbonne venait de prendre des proportions extraordinaires. Tout ce que garçon imprégnait de son odeur et de sa sueur, son maillot, ses chaussettes, ses baskets, était en train de recevoir une onction sacrée. »
Vincent Bergès est professeur de lettres dans un lycée privé où il enseigne la littérature à des élèves de seconde ES. En ce mardi 11 septembre 2001, ce ne seront pas les attentats sur le World Trade Center et le Pentagone qui vont bouleverser Vincent Bergès; ce seront les jambes d'un nouvel élève, Ayrton Ribeira, un adolescent d'origine portugaise au comportement et au profil social relativement incongrus au sein de ce lycée dont les élèves sont en partie des enfants de notables.
En effet, Ayrton détonne avec ses survêtements Adidas et ses tenues de rappeur au milieu des Héloïse, des Thomas et des Maxime. Quant à ses analyses littéraires sur le roman de Mme de la Fayette où le jeune homme affirme crument qu'à la place de M. de Nemours il aurait violé la princesse de Clèves afin de mettre un terme à ses atermoiements, elles sont pour le moins atypiques.
Cependant, Vincent, homosexuel, solitaire, la trentaine finissante, ne peut détacher, lors des cours, son regard de ce jeune homme dont la beauté le fascine. « Vincent avait à peine parlé d'Ayrton. Il avait juste dit que c'était une écharde, quelque chose d'obsessionnel qui agace la peau. »
Il n'est pas le seul d'ailleurs à succomber au charme d'Ayrton, car nombre de jeunes filles de la classe font tout pour attirer l'attention de celui-ci. Et voici Vincent, professeur de lettres, en concurrence avec de jeunes adolescentes pour les beaux yeux d'un jeune homme qui se donne des airs de bad boy.
Bien sûr, ce n'est pas la première fois que Vincent est confronté à ceux que son amie et collègue, Hélène, professeur de sciences éco, appelle ses « garçons à risque »; mais jusqu'ici, Vincent se contentait de les regarder à la dérobée, comme Gustav von Aschenbach contemplant le jeune Tadzio dans « La mort à Venise » de Thomas Mann.
Pourtant, cette fois-ci, la relation entre le jeune homme et son professeur de lettres va aller plus loin et Vincent se retrouvera au début des vacances de la toussaint dans un avion en partance pour l'île de Madère d'où est originaire Ayrton.
Qu'adviendra t-il de cette histoire entre cet homme sensible et cultivé qui aborde avec une certaine angoisse l'âge de la maturité, et ce jeune homme plus préoccupé des prouesses footballistiques de Luis Figo et de la Selecçào portuguesa que par la littérature classique ?
C'est un beau premier roman que nous offre ici Nicolas Cano. Un roman dont le propos – toujours aussi délicat à traiter – évite talentueusement les écueils de la mièvrerie et du pathétique, de l'obscénité et du ridicule. « Bacalao » nous entraîne dans un récit intime où se mêlent tendresse, humour et parfois violence, à la suite de deux personnages terriblement attachants dont on ne sait plus, en fin de compte, quel est celui qui mène l'autre.
Si je dois exprimer un seul regret à propos de cet ouvrage, c'est celui, une fois la dernière page tournée, d'avoir du quitter si tôt Vincent et Ayrton tant j'aurais aimé continuer un peu plus longtemps encore un bout de chemin en leur compagnie.
Hippolyte Flandrin (1805-1864) "Jeune homme nu assis" (1855)