Si le scénario de ce volume tient en quelques lignes à peine c’est parce qu’à défaut de scénario à proprement parler il y a surtout un personnage. Ici, Grey lui-même est un récit, un conte : à l’image des chevaliers des temps anciens, il se situe au-delà du héros et acquiert le statut de symbole ; en libérant le monde du joug de Big Mama, il devient celui qui révèle la vérité – celle-là même dont le prix, toujours bien trop élevé, la rend d’autant plus difficile à accepter qu’elle était pourtant évidente…
Jusqu’ici l’anti-héros par excellence, Grey témoigne néanmoins dans ce volume d’une évolution indiscutable. À sa décharge, il faut bien avouer que les révélations progressives et les péripéties musclées du tome précédent avaient bien de quoi faire basculer la raison de n’importe qui… Alors, Grey est-il devenu encore plus fou qu’il l’était déjà, ou bien a-t-il recouvré un semblant d’équilibre mental ? À moins, c’est une troisième possibilité, qu’il soit tout simplement redevenu… humain.
Mais la question demeure secondaire pour lui de toutes façons, voire négligeable – c’est d’ailleurs ce qui permet de penser que c’est la bonne – car à ce stade du récit, le mystère a fait place au dénouement, et celui-ci s’orchestre de fureur et de sang mais aussi d’héroïsmes et de sacrifices, comme il se doit. C’est dans cette abolition de la raison pure, car bien trop mécanique pour rester humaine, c’est-à-dire supportable, que Grey trouvera enfin l’unique porte de sortie qui lui demeurait accessible.
Porte de sortie que, du reste, la divinité mécanique locale n’avait pas vu s’ouvrir. Il faut dire aussi qu’elle s’entourait de gens qui lui ressemblaient beaucoup trop pour pouvoir tirer de ceux-là quelque réflexion pertinente que ce soit ; on reconnait bien là le problème des puissants : à force de prendre conseil auprès de ceux qui pensent comme eux, ils s’enferment dans une sorte de monologue d’où rien de constructif ne peut sortir – toute ressemblance avec les animaux qui nous gouvernent n’a rien de fortuit.
Pour reprendre la thématique abordée assez brièvement dans la chronique du premier volume, on peut peut-être voir ici une réflexion, pas si sommaire que ça, sur les limites de cette jungle corporatiste et de cet ultra-libéralisme qui caractérisent le Japon d’après-guerre : en plein essor dès les années 60, ils ont atteint leur apogée 20 ans plus tard – c’est-à-dire précisément l’époque où Tagami a créé ce manga – avant de s’effondrer en 1989 (1), selon un schéma similaire à celui que nous avons pu voir à l’automne 2008.
Quant à Grey, c’est parce qu’il a pu dépasser le stade du cadavre ambulant égaré dans un labyrinthe opaque et peuplé de simulacres animés qu’il évite cette déshumanisation où beaucoup trop se sont déjà perdus. Il n’est pas héros parce qu’il triomphe des créations esclavagistes de l’Homme, mais parce qu’il survit à cet effondrement systématique – pour ne pas dire systémique – où les machines s’autodétruisent.
Après tout, on ne peut survivre sans cœur, dans tous les sens du terme – y compris, et surtout, le plus humain…
(1) j’ai déjà eu, du reste, plusieurs occasions de m’exprimer sur le rôle que peut jouer la sensibilité des artistes dans le dévoilement – même partiel – des choses à venir.
Grey Perfect Collection Vol. 2, Yoshihisa Tagami, 1989
Viz Media, collection Viz Graphic Novel, juillet 1997
296 pages, pas d’édition française à ce jour