On se souvient certainement de ce week-end dramatique qui a connu l’inondation des côtes françaises de la Charente Maritime. Le vent est remonté du Portugal, a longé la côte atlantique de l’Espagne, avant de rejoindre la France.
Je me souviendrai certainement toute ma vie de l’atterrissage à Bilbao, le vendredi après-midi et surtout du décollage le dimanche matin. Dans le couloir aérien qui atteint la ville basque, l’avion surgit des collines pour descendre en piqué, en jouant avec les vents ascendants ou descendants et en planant au-dessus du cimetière. Une sorte de jeu de foire, ou de montagne russe qui flirte avec la mort.
C’est la première fois que j’expérimente un vol où les ailes, au lieu de se maintenir à l’horizontale, se disposent à la verticale. En fait ce n’était rien par rapport à ce que ceux qui avaient accepté de construire leur demeure en zone inondable ont pu subir. Et puis je me plains suffisamment de l’ennui des attentes dans les aéroports et de la durée des vols en avion pour ne pas marquer ce débarquement et cet embarquement dans le livre de mes records et dans l’agenda des journées exceptionnelles.
Je n’ai pas connu Bilbao du temps de sa splendeur industrielle, ni même de sa décadence. Mais lorsque je m’y suis rendu pour la première fois, il y a presque dix ans, j’ai expérimenté un véritable éblouissement. Le bâtiment phare du Guggenheim possédait toutes les vertus dont on l’avait paré dans les discours publicitaires.
Souple, mouvant, reluisant, miroitant, déglingué ou plutôt déjanté, comme on dirait d’un être humain ! Et des collections et des expositions impressionnantes qui le propulsait aux côtés de ses frères : le modeste et nostalgique Guggenheim de Venise bordé de gondoliers et la grandiose orbe hélicoïdale de Frank Lloyd Wright, ou bien, enfants de Frank Gerhy, aux côtés du « Contemporary Temporary » de Los Angeles, grand entrepôt et garage de la police, offert à Pontus Hulten après son long séjour à Paris et que j’ai visité en février 1985 avant qu’il ne se fonde dans un musée définitif et sa maison de Santa Monica où j’ai fait l’expérience de dormir une nuit, sous le dôme de verre que survolaient les oiseaux marins.
J’ai trouvé cette fois que Bilbao avait encore gagné en plénitude, en douceur, ou plus exactement en douceur de vivre. Comme partout en Espagne les cafés et les restaurants débordent de passagers temporaires ou clandestins qui vont en viennent un verre à la main entre le dedans et le dehors, entre le comptoir agité et la convivialité de tables hautes où les assiettes de fromages succèdent aux assiettes de jambons, en attendant le boudin ou les croquettes.
Une sorte de bourdonnement à plusieurs voix, de symphonie concertante qui part de la Plaza Nueva de Bilbao pour rejoindre les rues étroites de Santiago de Compostela où les terrasses débordent sur des placettes minuscules, revenir vers Saragosse, Toledo et Barcelone, dans une ambiance plus snob et retomber dans les dédales odorants de l’Albaicin où le jasmin enrobe une sorte de mélopée arabe au soir tombant.
Le long des quais de Bilbao, la nonchalance semble avoir gagné les piétons, les cyclistes et les touristes qui se sont réconciliés dans le paradis du soft design, lorgnés d’un air narquois par l’araignée de Louise Bourgeois intitulée « maman » et dans l’oubli de la mémoire ouvrière.
Cette convivialité et cette nonchalance là n’ont pas manqués après la réunion de travail du comité scientifique de l’itinéraire des cimetières pour laquelle j’étais venu.
De fait, la douceur de vivre de la capitale basque s’est étrangement doublée d’une douceur de mourir. N’étaient les avions qui passent en rase motte au dessus des tombes, le cimetière de Bilbao qui possède quelques parentés majestueuses avec ceux de Barcelone – fortunes industrielles aidant – pourrait figurer aisément dans la liste des théâtres de verdure où la grandiloquence ne constitue qu’une manière de se rassurer et de plaisanter avec la mort.
La mort, ou plutôt le royaume des morts, mérite bien en effet l’offrande d’un temple, l’envolée des anges de pierre et l’embrassement des éplorés.
Au milieu des allées, une scène frappe à la fois par son réalisme et par le dialogue étrange qui se crée entre les personnages. La patine qui caresse les étoffes figées, comme la fine pellicule qui semble se détacher par petites plaques, révèlent soudain, comme il se doit, le visage imprimé du Christ, bien mieux que dans toutes les peintures de la Renaissance. La pierre donne paradoxalement une vie crédible au miracle sur lequel les scientifiques se penchent à Turin et ailleurs depuis des années.
J’aime bien ce parc paisible, mieux fait pour la promenade et la familiarité des vivants et des morts que pour le recueillement.
La jeune journaliste qui m’a longuement interviewé à la mairie tient à prendre des photographies sur place. Une sorte de partie de cache-cache commence alors entre les travées, sous les cyprès ou dans l’ombre portée des colonnades afin qu’elle trouve le bon angle.
Je m’assieds un instant sur une pierre tombale pour lui demander ce qu’elle va faire de toutes ces photographies. En fait je n’en sais toujours rien car El Correo ne publiera qu’une sorte de timbre poste où la moitiè de mon visage disparaît dans l’ombre.
Lorsque je me relève, elle me confie brièvement : « C’est la tombe de mon grand-père ».
Une sorcière, un vampire ou un ange a peut être emporté une partie de mon image dans les dédales de Bilbao avant de surfer sur la tempête.
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