Pourboire

Par Eric Mccomber

Nous prenons un petit-dèje devant la gare après avoir déposé un pote en ville. Nous faisons l'acquisition de plusieurs cafés, de croissants, de tartines, de jus, etc. Je fais cette liste pour que la lectrice et le lecteur soient à même de comprendre les enjeux de ce qui va suivre. Nous avons presque terminé de becqueter et nous avons très soif, en partie à cause du rosé de la veille, mais aussi parce que merdre, boire plein de café, ça donne soif, esti. Nous convenons comme d'habitude que c'est la Patronne qui fera la requête, elle qui possède des charmes dont je ne peux me réclamer et, surtout, elle qui est native du coin et connaît les usages, manières et mécanismes locaux mieux que votre serviteur.
Je reviens des toilettes et la Patronne tient une drôle de tête. Quid ? Il semble qu'en demandant de l'eau elle se soit fait répondre par le vermisseau déguisé en garçon de café :
— C'est pas la fontaine publique, ici. Si vous voulez de l'eau, c'est 2€ la bouteille.
D'accord. Je croise les jambes. La Patronne tire toujours sa tronche.
— Tu te fous de ma gueule ? Il t'a vraiment répondu ça ?
— Yep.
Je recroise les jambes. Bon. Tout un tas de réponses moralement adéquates et politiquement défendables me passent par la tête. Casser la table, verser du café partout, hurler, jeter les chaises dans la rue, me foutre à poil et chanter du Plume Latraverse, désosser le serveur devant tout le monde, ne sont que des exemples pris au hasard. Nous nous levons pour nous diriger vers la voiture (oui, la Patronne a une voiture, snif) dans un état second, pour ne pas dire ternaire.
Nous prenons place et la Patronne met le contact. Soudain, je l'ai ! Souvenir d'Ukraine. Mais voui ! Je pousse la portière, je m'esclaffe et je cours vers le café. Le scolopendre galeux marche justement dans l'autre sens tout paré de ses atours de noir et de blanc. Je stoppe net trois mètres devant lui et je lui lance une pièce de 5¢ qui — la vie est parfois si douce — atterrit élégamment dans son plateau. Je souris d'un air généreux et sympathique qui veut dire « tu aimes l'or, conquistador, laisse-moi te verser un drink ». Il reste hébété. Je tourne les talons et je reprends le trottoir.
— Môôsieur, crie-t-il en me lançant la pièce dans le dos. J'fais pas la manche, moi !
En pivotant, j'écarte les bras d'un air plein de compassion, de gentillesse et de mansuétude et je lui annonce la bonne crisse de nouvelle :
— Je te laisse la vie sauve !© Éric McComber