Magazine

L'écriture de la SF (6)

Publié le 18 août 2010 par Zebrain
239689697.jpg Il reste à espérer que l'auteur qui aura réussi à surmonter toutes ces difficultés n'a pas perdu de vue son intrigue ni noyé la problématique du texte dans des rajouts censés préciser son univers. Attention, donc, à la dispersion ! S'il désirait montrer les conséquences sociales et économiques d'une telle révolution des transports, la présence des Grumm est superflue : il suffisait de faire de Marc le génial inventeur de la téléportation, ou le représentant commercial d'un laboratoire de recherches qui vient de mettre la technique au point.
Peut-être que le propos, plus modeste, critiquait la violence dont les grands groupes industriels peuvent faire preuve pour préserver leurs monopoles, faisant de ce texte une métaphore (Stolze est prié de cesser de s'agiter)… une métaphore des grands groupes pétroliers prêts à tout pour enterrer les innovations comme le moteur à eau tant qu'ils ne seront pas en possession des brevets et n'auront pas épuisé les réserves planétaires d'or noir. Mais ici aussi les Grumms sont de trop.
Mieux vaut prendre pour thème (sans abandonner les autres qui demeureront en filigrane) l'autre aspect de cette opération commerciale : la rapacité inconséquente du personnage central qui, pour faire fortune, n'hésite pas à provoquer la plus grande crise sociale et économique jamais connue. Son empressement l'empêche de penser aux conséquences. Il l'empêche même de réfléchir tout court, car il se serait sinon méfié de la facilité avec laquelle il a négocié avec un Grumm, sur une scandaleuse base de 80-20 % qu'il n'a évidemment jamais avoué à quiconque, empêchant par là un quidam d'entrevoir la vérité. Le jour de l'inauguration de la première tranche de téléportes, juste un petit millier d'exemplaires aux principaux points du globe, les Grumms au grand complet, dont la planète était à bout de souffle, envahirent la Terre sans aucun effort, ne laissant à leurs habitants d'autre solution que de passer dans la leur ou de s'exiler ailleurs, par des voies conventionnelles. La Confédération coupa les ponts avec les nouveaux occupants de la planète, ce dont se contrefichaient ces derniers. D'ici quelques milliers d'années, ils finiraient par tomber sur une nouvelle espèce ignorant tout d'eux mais très intéressée par la technologie de la téléportation.
Cette fois, tout est dit. L'auteur peut se reposer en attendant la lettre de refus de l'éditeur.
853846783.jpg L'exemple est crétin mais il montre que l'histoire fonctionne mieux quand le dévoilement de l'univers se confond avec le récit lui-même. Le meilleur moyen d'éviter les passages pesants et les trop longues parenthèses est bien de parvenir à en faire la base même de l'intrigue. Fond et forme sont alors liés : le roman de SF devient un roman du dévoilement et le rôle du personnage point de vue est plus que jamais justifié.
On aura vu combien, contraint par la spécificité du genre, l'écriture de la science-fiction devient particulière : le style, la narration, la construction de l'intrigue même, sont influencés par la nécessité de dévoiler un univers qui ne va pas de soi et de spéculer sur les thèmes les plus divers. Alors que la littérature générale peut se permettre de déployer une esthétique de la forme qui passe autant par une intériorisation du propos, révélée par l'univers intérieur des protagonistes comme par la symbolique des objets et des lieux ou encore par un corpus stylistique de figures de pensée, la science-fiction est contrainte de sacrifier l'esthétique à l'efficacité, dans une perspective d'extériorisation du propos dans la mesure où celui-ci est étroitement lié à l'univers dévoilé. En d'autres termes, elle fonctionne, malgré ses évidentes qualités littéraires et une imaginative originalité, au premier degré alors que la littérature générale opère une distanciation par rapport à la narration brute, une distinction repérable par le nombre de degrés qui l'éloignent du récit, lequel n'est que prétexte. En SF aussi, mais seulement après avoir réglé le problème du contexte. Or, l'imbrication du prétexte et du contexte ne lui permet pas de réaliser cette distinction, d'où cette extériorisation, cette mise à plat, littéralement, qui l'empêche d'avoir de la profondeur, selon les détracteurs de la SF. Inutile donc de faire la démonstration de son intelligence pour obtenir une reconnaissance des cénacles littéraires, sa tare est de ne pas décoller du récit.
On ne rigole plus, là !
312811819.jpg La science-fiction s'est malgré tout efforcée de se doter d'une esthétique à partir de son écriture. Elle la trouve justement dans les stratégies d'exposition, dans le montage, le choix de la narration, les figures de style qui permettent d'imbriquer le fond et la forme, d'expédier le contexte et mettre en lumière le prétexte pour enfin s'intéresser au texte. Elle réalise ainsi de belles mécaniques, parfaitement structurées, dont on loue l'astucieux agencement et l'économie de moyens (dans l'exposition) : Le Monde inverti, Les Fables de l'Humpur, ou encore Charisme sont des exemples de roman, exhibant avec des moyens différents, une structure parfaite. Pour la littérature générale, il ne s'agit que d'une belle mécanique, justement ; c'est l'art de l'ingénieur qui trouve beau un système d'horlogerie à la fois efficient et bien agencé, dans sa compacité, alors que le roman traditionnel s'extasie devant la carrosserie et ne médite que devant ses formes. Elle pratique un art poétique.
L'écriture de la SF est à l'image de son contenu : technique, maîtrisée ; elle manque le plus souvent d'envolées lyriques malgré ses constants efforts pour mettre de l'émotion dans le cérébral, efforts méprisés par la littérature générale pour qui l'art consiste au contraire à cérébraliser ses émotions.
Tous les romans de science-fiction ne correspondent pas à ce schéma. Il en est même qui sont servis par une écriture qualifiée justement de littéraire. Mais un examen rapide permet de voir qu'ils n'y peuvent prétendre qu'en sacrifiant leur apport sur le plan de l'originalité et des idées. On peut ainsi classer les romans de science-fiction selon trois types :
1674061766.jpg - ceux foncièrement originaux, dont le concept est si novateur qu'ils réclament des exposés rigoureux et clairs pour être saisis du public, et dont l'écriture exploitera au mieux les stratégies ci-dessus ; par exemple les romans de Greg Egan traitant de mécanique quantique ;
- ceux qui reprennent des concepts récents pour les analyser sous d'autres éclairages : leur propos exploite une idée qui s'appuie sur ceux-ci et les dispensent ainsi d'exposés trop scientifiques, ce qui facilite le travail sur la structure narrative ; par exemple le roman de Greg Egan sur la génétique, quand bien même il ne serait pas abouti ;
- ceux qui reposent sur des concepts et des idées désormais familiers ne nécessitant qu'un minimum d'exposition, et qui peuvent se permettre de libérer leur écriture des contraintes imposées par le genre SF ; par exemple les romans que Greg Egan n'a pas encore écrits.
On remarquera que les plus célèbres ouvrages, parmi ceux qui ont réussi, un peu, à passer en littérature générale comme Chroniques martiennes et Les Plus Qu'humains, appartiennent justement à cette dernière catégorie faible en éléments purement scientifiques.
Par ailleurs, on remarquera également que les livres qui parviennent à cette qualité d'écriture sont taxés pour leur défaut d'originalité. On leur reproche de ne plus être qu'à la limite de la science-fiction, car ne provoquant plus cette suspension de l'incrédulité, cette perle rare très recherchée dans l'huître SF (Pardon pour cette image qui n'est destinée qu'à renforcer celle du lecteur resté bouche bée devant ce vertige intellectuel).
Bref, malgré quelques ficelles et techniques éprouvées, il est donc peu probable, au vu des difficultés et de l'ampleur de la tâche, que la science-fiction devienne un jour un genre très actif au sein de la littérature, qu'elle s'enrichisse d'œuvres fortes : le défi est décidément trop élevé.
Mais je peux me tromper…
Claude Ecken

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Zebrain 230 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte