« Des promesses non tenues. Mais pouvaient-elles l’être ? Je crois que non. Même sans tenir compte de l’écart naturel, dont je parlais au début, entre ce qui était conçu pour être « noble et élevé » et « la matière brute », le projet politique démocratique a été imaginé par une société beaucoup moins complexe que celle d’aujourd’hui. Les promesses n’ont pas été tenues à cause d’obstacles qui n’avaient pas été prévus ou qui sont intervenus à la suite des transformations de la société civile. J’en indiquerai trois. Premièrement : au fur et à mesure que les sociétés sont passées de l’économie familiale à l’économie de marché, de l’économie de marché à une économie protégée, réglementée, planifiée, le nombre de problèmes politiques qui exigent des conséquences techniques n’a cessé d’augmenter. Les questions techniques nécessitent des experts, une foule innombrable de spécialistes. Saint-Simon l’avait déjà noté il y a plus d’un siècle quand il prévoyait que le gouvernement des savants remplacerait un jour celui des juristes. avec le progrès des instruments de calcul que Saint-Simon ne pouvait même pas imaginer et que seuls des experts sont à même d’employer, l’exigence du gouvernement des techniciens a démesurément augmenté.
Technocratie et démocratie sont antithétiques : si le héros de la société industrielle est l’expert, ça ne peut pas être le citoyen ordinaire. La démocratie repose sur l’hypothèse que tous peuvent décider de tout. La technocratie, au contraire, prétend que seul le petit nombre de ceux qui s’y connaissent doivent prendre les décisions. A l’époque de l’absolutisme, le vulgaire devait être tenu éloigné des arcana imperii parce qu’on le trouvait trop ignorant, mais ce sont les problèmes qui sont plus compliqués : la lutte contre l’inflation, le plein emploi, la juste répartition des revenus… Ne sont-ce pas là des questions qui supposent des connaissances scientifiques et techniques hors de portée de l’homme moyen d’aujourd’hui (même s’il est plus instruit) ?
Le second obstacle imprévu a été l’expansion continue de l’appareil bureaucratique organisé hiérarchiquement du sommet à la base, et donc diamétralement opposé au système de pouvoir démocratique. Si l’on représente un système politique comme une pyramide en supposant que la société comporte plusieurs échelons, dans la société démocratique le pouvoir va de la base au sommet et dans une société bureaucratique, du sommet à la base.
Etat démocratique et Etat bureaucratique sont historiquement plus liés l’un à l’autre que ce que leur différence de structure pourrait laisser penser. Tous les Etats qui sont devenus plus démocratiques sont devenus en même temps plus bureaucratiques : le processus de bureaucratisation a été en grande partie une conséquence du processus de démocratisation. La preuve, c’est que ceux qui proposent de démanteler l’Etat-providence qui exigeait un appareil bureaucratique sans précédent ont pour objectif caché, je ne dis pas de démanteler, mais de réduire dans des limites bien circonscrites le pouvoir démocratique. Comment se fait-il que démocratisation et bureaucratisation, comme d’ailleurs l’avait prévu Max Weber, soient allés de pair ? Quand seuls les propriétaires avaient le droit de vote il était naturel qu’ils ne demandent au pouvoir politique d’exercer qu’une seule fonction : la protection de la propriété. De là est née la doctrine de l’Etat limité, de l’Etat gendarme ou, comme on dit aujourd’hui, de l’Etat minimal, et la représentation de l’Etat comme association de propriétaires pour défendre ce droit naturel et suprême qu’était pour Locke le droit de propriété. A partir du moment où le droit de vote fut étendu aux analphabètes, il était inévitable que ceux-ci demandent à l’Etat d’instituer des écoles gratuites et donc de se charger d’une dépense inconnue de l’Etat des oligarchies traditionnelles et de la première oligarchie bourgeoise. Quand le droit de vote fut étendu aussi aux non-propriétaires, à ceux qui ne possédaient rien d’autre que leur force de travail, la conséquence en fut que ces derniers demandèrent à l’Etat une protection contre le chômage puis, progressivement, des assurances sociales contre la maladie, contre la vieillesse, les aides en faveur de la maternité, les habitations bon marché, etc. Qu’on le veuille ou non, l’Etat-providence, l’Etat social, a été la réponse à une demande venue d’en bas, une demande démocratique au plein sens du terme.
Le troisième obstacle est étroitement lié au rendement du système démocratique dans son ensemble : un problème qui a suscité le débat sur l’ingouvernabilité de la démocratie. De quoi s’agit-il ? Synthétiquement, l’Etat libéral d’abord, puis son élargissement en Etat démocratique ont contribué à émanciper la société civile du système politique. Ce processus d’émancipation a fait que la société civile est devenue une source inépuisable de demandes adressées au gouvernement, lequel, pour bien remplir sa fonction, doit donner des réponses adéquates. Mais comment le gouvernement peut-il répondre si les demandes qui proviennent d’une société libre et émancipée sont toujours plus nombreuses, plus pressantes, plus onéreuses ? La condition nécessaire à tout gouvernement démocratique, je l’ai dit, est la protection des libertés civiles. Or, si la liberté de la presse, la liberté de réunion et d’association sont autant de voies par lesquelles le citoyen peut s’adresser à ses gouvernants pour réclamer des avantages, des bénéfices, des aides, une distribution plus équitable des ressources. Ces requêtes s’accumulent si rapidement qu’aucun système politique, si efficace soit-il, n’est en mesure de s’y adapter. La surcharge est telle que le système politique est obligé de faire des choix. Mais un choix en exclut un autre et les choix non satisfaits créent des mécontentements.
Alors que les demandes des citoyens sont formulées de plus en plus vite, les procédures complexes du système politique démocratique font que la classe politique met beaucoup de temps à prendre les décisions adéquates. Il se crée ainsi un décalage toujours plus grand. C’est exactement l’inverse qui se passe dans un système autocratique capable de contrôler les demandes, puisqu’il a étouffé l’autonomie de la société civile, et capable aussi de répondre plus vite, puisqu’il n’est pas tenu d’observer des procédures de décision complexe comme dans un système parlementaire. En bref, la démocratie a la demande facile et la réponse difficile, l’autocratie au contraire peut rendre la demande plus difficile et a plus de facilités à donner la réponse. »
in Noberto Bobbio, Le futur de la démocratie, pp 125-129, édition Seuil (2007)