Lorsque des scaphandriers grecs trouvent en 1900 l’épave d’un navire romain revenant de Grèce, ils sont loin d’imaginer que leur découverte va bouleverser notre connaissance de l’Antiquité. Et pour cause : à l’intérieur du bateau a été mise au jour un mécanisme doté d’engrenages, d’aiguilles, de cadrans… Autre élément étonnant, la présence de signes astronomiques basés sur le cycle lunaire. Pour comprendre la machine il faut donc étudier aussi bien l’Astronomie que les Mathématiques… et garder en tête que ce genre d’engin n’allait apparaître qu’à l’époque de la Renaissance ! Il s’agit donc d’une découverte de premier plan qui amène bien des questions… Est-ce une machine unique ? Qu’est-ce qu’elle nous apporte d’un point de vue historique ? Ces questions sont intéressantes à plus d’un titre, car elles bousculent quelque peu notre vision classique de l’Antiquité.
Un objet complètement inconnu ?
Assurément non. Mais nous n’avons à notre disposition que des écrits. Cicéron raconte qu’il a hérité de sa famille d’une machine bien étrange, et qu’un de ses amis en avait élaboré une autre.
[1,14] XIV. Ce que je vous dirai, reprit Philus, n’est pas nouveau; je n’en suis pas l’inventeur et ma mémoire seule en fera les frais. Je me souviens que C. Sulpicius Gallus, un des plus savants hommes de notre puys, comme vous ne l’ignorez pas, s’étant rencontré par hasard chez M. Marcellus, qui naguère avait été consul avec lui, la conversation tomba sur un prodige exactement semblable; et que Gallus fit apporter cette fameuse sphère, seule dépouille dont l’aïeul de Marcellus voulut orner sa maison après la prise de Syracuse, ville si pleine de trésors et de merveilles. J’avais souvent entendu parler de cette sphère qui passait pour le chef-d’œuvre d’Archimède, et j’avoue qu’au premier coup d’oeil elle ne me parut pas fort extraordinaire. Marcellus avait déposé dans le temple de la Vertu une autre sphère d’Archimède, plus connue du peuple et qui avait beaucoup plus d’apparence. Mais lorsque Gallus eut commencé à nous expliquer, avec une science infinie, tout le système de ce bel ouvrage, je ne pus m’empêcher de juger qu’il y avait eu dans ce Sicilien un génie d’une portée à laquelle la nature humaine ne me paraissait pas capable d’atteindre. Gallus nous disait que l’invention de cette autre sphère solide et pleine remontait assez haut, et que Thalès de Milet en avait exécuté le premier modèle; que dans la suite Eudoxe de Cnide, disciple de Platon, avait représenté à sa surface les diverses constellations attachées à la voûte du ciel ; et que, longues années après, Aratus, qui n’était pas astronome, mais qui avait un certain talent poétique, décrivit en vers tout le ciel d’Eudoxe. Il ajoutait que, pour figurer les mouvements du soleil, de la lune et des cinq étoiles que nous appelons errantes, il avait fallu renoncer à la sphère solide, incapable de les reproduire, et en imaginer une toute différente; que la merveille de l’invention d’Archimède était l’art avec lequel il avait su combiner dans un seul système et effectuer par la seule rotation tous les mouvements dissemblables et les révolutions inégales des différents astres. Lorsque Gallus mettait la sphère en mouvement, on voyait à chaque tour la lune succéder au soleil dans l’horizon terrestre, comme elle lui succède tous les jours dans le ciel ; on voyait par conséquent, le soleil disparaître comme dans le ciel, et peu à peu la lune venir se plonger dans l’ombre de la terre, au moment même où le soleil du côté opposé … (Cicéron, de La République, Livre I, Chapitres XI-XV).
Selon les dernières analyses remontant aux années 2000, et les scanners appliqués sur les 82 fragments, il y a 2200 caractères évoquant un texte ésotérique en rapport avec des divinités et le Zodiaque, ainsi qu’un manuel d’utilisation. Quatre cadrans indiquent les positions du Soleil et de la Lune. Il est possible qu’une manivelle actionnait le mécanisme. L’appareil affichait le (moderne) calendrier égyptien ainsi que les signes du Zodiaque. Une aiguille indiquait les jours d’éclipse ! Il s’agissait donc d’une calculatrice astronomique.
Cette merveille de technologie remet en perspective nos connaissances de l’ingénierie antique, éminemment représentées par l’école d’Alexandrie.
L’école d’Alexandrie
On sait peu de choses sur les ingénieurs de l’Antiquité, car visiblement l’art mécanique était méprisé. On les retrouve essentiellement à Alexandrie, haut-lieu de la connaissance. Le fait qu’il ait existé au moins trois machines de type Anticythère prouve que la science des mechanopoioi, appelés aussi machinatores était avancée. Si pour l’instant, aucun autre mécanisme antique n’est parvenu jusqu’à nous, on a cependant des témoignages écrits d’engins perfectionnés. Ainsi Ctésibios d’Alexandrie (IIIe siècle avant J.-C.) aurait inventé des canons à eau tellement puissant qu’ils auraient pu propulser des projectiles et défendre ainsi une ville. Il élabore des automates, un monte-charge hydraulique, ainsi que le premier orgue de l’Histoire, l’hydraule.
Cette fameuse école d’Alexandrie prospère durant plusieurs siècles, et influence largement le monde romain.
L’aqueduc de Barbegal apportait de l’eau aux moulins hydrauliques qui pouvait alimenter tous les habitants de la ville d’Arles !
Entre le Ie et le IIe siècle après J.-C., un génie digne de Leonard De Vinci voit le jour : Héron d’Alexandrie.
Cet ingénieur est l’inventeur de l’Eolipyle, une chaudière fermée qui fait tourner une sphère : il s’agit donc d’une petite « machine à vapeur » archaïque.
Ce dispositif ne peut activer de puissants mécanismes, car pour Héron il s’agit d’une simple expérience pratique…
Beaucoup d’historiens se sont demandés ce qu’il se serait produit si le savant avait réalisé l’importance de cette
découverte, mais il ne faut pas oublier que ce mécanicien ne s’est pas contenté d’inventer une seule machine à vapeur. Il imagine des portes de temple actionnées « automatiquement ». Un réservoir chauffé par le feu, transforme l’eau contenue dans une sphère en vapeur. Lorsque l’eau revient, les colossales portes se referment !
Héron est doté d’un esprit si brillant que rien ne semble l’arrêter, comme on le constate avec ces inventions destinées aux temples. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il imagine une machine distribuant de l’eau bénite… automatiquement ! Lorsqu’on insère une pièce dans le mécanisme, de l’eau coule pour les fidèles éberlués… Héron n’hésite pas à créer un appareil imitant la voix d’un dieu pour rendre des oracles ! Il s’agit en fait d’un oiseau mécanique qui chante ou reste silencieux. Lorsqu’une question est posée, le prêtre enclenche discrètement un levier qui actionne « l’animal » si celui-ci doit gazouiller…
Sur le plan militaire, Héron créé le polybolos, une baliste à culasse mobile qui tire des rafales de projectiles tel un canon mitrailleur gatling du XIXe siècle…
Des machines pour abuser les crédules, des armes… Les inventions de cet ingénieur ne sont pas toutes recommandables ! Mais Héron s’illustre aussi dans le domaine des arts avec un théâtre mécanique doté d’automates en bois. Des sons reproduisent même le bruit du tonnerre…
Selon Aulu-Gelle, Archytas de Tarente (Ve-IVe siècle avant J.-C.) aurait inventé quelque chose d’encore plus surprenant : un oiseau mécanique ! C’est ce qui est décrit dans Les nuits attiques, livre dix :
« Cependant il est un prodige, opéré par Archytas, philosophe pythagoricien, qui n’est pas moins étonnat, et dont on conçoit davantage la possibilité. Les plus illustres des auteurs grecs, et entre autres le philosophe Favorinus, qui a recueilli avec tant de soin les vieux souvenirs, ont raconté du ton le plus affirmatif qu’une colombe de bois, faite par Archytas à l’aide de la mécanique, s’envola. Sans doute elle se soutenait au moyen de l’équilibre, et l’air qu’elle renfermait secrètement la faisait mouvoir. Je veux, sur un sujet si loin de la vraissemblance, citer les propres mots de Favorinus : » Archytas de Tarente, à la fois philosophe et mécanicien, fit une colombe de bois qui volait. Mais, une fois qu’elle s’était reposée, elle ne s’élevait plus; le mécanisme s’arrêtait là. » (XII. Prodiges fabuleux attribués fort injustement par Plien l’Ancien au philosophe démocrite, colombe de bois qui volait).
En définitive, la machine d’Anticythère a confirmé le fait que les prodigieux mécanismes décrits dans les ouvrages grecs et romains n’étaient pas que des cathédrales de l’esprit. A l’aide de théories audacieuses, des ingénieurs ont élaboré pendant plusieurs siècles des machines sophistiquées. Une précieuse connaissance s’est transmise au moins à partir de Thalès, pour ensuite se perdre avec la fin du monde païen. Alors que les Byzantins et les Arabes tentent de préserver les traités antiques, l’Europe de l’Ouest oublie presque complètement ce savoir inestimable. Comme je le disais il y a peu , s’il est vrai qu’on a trop souvent dénigré le Moyen-Âge, on ne doit cependant pas minimiser la « science » antique. L’Eolipyle, véritable machine à vapeur, nous enseigne que l’évolutionnisme n’a plus sa place dans l’étude des phénomènes historiques. Aussi dérangeant soit-elle, il faut admettre l’idée que l’Humanité n’a pas progressé selon une courbe exponentielle idéale telle que le grand public l’imagine 1.
A titre personnel, j’ai l’intime conviction que l’Antiquité greco-romaine, véritable âge d’or de l’ingénierie, n’a pas fini de nous surprendre…
1. Les brillantes civilisations pré-colombiennes n’ont ainsi jamais utilisé la roue…
Pour aller plus loin, un magnifique documentaire sur Héron d’Alexandrie et ses machines