Ernest Gegout par Charles Malato

Par Bruno Leclercq


Express-Silhouettes – Nos collaborateurs :

Ernest Gegout

- Viens-tu déjeuner rue Damrémont ? Allons, vieux frère, nous médirons du Quatrième Etat entre le veau et le fromage.
Et le boulevard clichéen s'émeut, la rue Lepic tressaille dans ses profondeurs, ce pendant que le placide boutiquier ausculte prudemment sa vitrine pour s'assurer que la voix tonitruante, roulant en tempête sur le vieux Montmartre, n'a rien brisé chez lui.
C'est Gegout qui a parlé. Cinq pieds sept pouces de chair s'éloignent dans un vertigineux moulinet de bras et de jambes : des hommes sont bousculés, des chiens écrasés, le tramway Villette-Etoile s'arrête avec terreur. C'est Gegout qui marche.
Si mon vieil ami (pardon de l'adjectif : Gegout Ernest-Joseph-Charles oscille en ce moment entre trente et quarante ans) posait pour la postérité, comme diablement d'autres qui ne le valent pas, je prierais une de ses gentes amies montmartroises de tenir la plume en ma place, rien n'étant ridicule comme de passer publiquement la casse à votre meilleur camarade, dans l'espoir inavoué qu'il vous passera le séné.
Mais Ernest, malgré son galbe de chef gaulois, - pourquoi, fichtre, s'est-il fait tondre ? - et bien que compatriote de la Pucelle, - ce qui paraît peu, - se fiche de l'histoire comme d'une guigne. Les grandeurs administratives ont glissé sur lui sans l'émouvoir, sans altérer surtout son joyeux caractère. Foin de la dissimulation et de la gourme solennelle ! Chez cette nature affinée et impressionnable d'artiste, tout déborde de vie, de mouvement et tressaille au premier choc : une vraie bouteille de champagne à détonations continues.
Avec sa spontanéité, Gegout devait faire un hardi compagnon et un exécrable soldat. Après s'être engagé, à seize ans à peine, au cours de la guerre franco-allemande, et avoir conquis les respectables galons de sous-officier, l'insubordonné Lorrain se trouva un beau jour au fond d'un silo algérien, en qualité de disciplinaire.
Il sortit de cet abîme pour tomber dans celui du mariage, où il demeura sept ans, nombre fatidique, comblé entre temps de faveurs gouvernementales qu'il n'avait pas mendiées, mais que son influente famille avait sollicitées pour lui. Sous-Préfet à Falaise, il fut, tout comme un roi d'Yvetot, l'idole de ses administrés, dont il avait la sagesse de ne pas s'occuper.
Pour le même motif, il devint le cauchemar de l'administration, qui entend bien que juges, huissiers et gendarmes servent à quelque chose. Puis, à l'inverse de Louis-Philippe qui faisait appeler son gouvernement « la meilleure des républiques », Gegout comprit que le meilleur des potentats ne vaut pas la liberté, et, après quelques semaines de sous-préfectorat, il abandonna les Falaisiens à leur heureux sort.
Depuis Cincinnatus, semblables exemples étaient rares. L'austère Grévy, qui dirigeait alors les destinées du pays, en fut tellement ahuri qu'il nomma l'ex-disciplinaire inspecteur général du service des enfants assistés. Le titulaire s'acquitta en toute conscience de ses nouvelles fonctions, goûta le lait des nourrices en remontant à la source même, prédit le sort réservé aux enfants de la colonie de Cîteaux, dénonça vigoureusement les infamies de Porquerolles et, finalement, écœuré du fonctionnarisme, abandonna celui-ci, tout comme, précédemment, il avait abandonné ses administrés.
Entre temps, grâce à M. Naquet, Gegout était redevenu célibataire [I].
Bravement, cet homme de cœur, doublé d'un artiste plein d'humour, vint à ceux qui, par la plume et la parole, luttaient pour une idée de rénovation sociale. Après avoir collaboré au Cri et à la Voix du Peuple, il entrevit deux camps socialistes : l'un autoritaire, dogmatique, hargneux, égoïste, foncièrement antipathique au vieil esprit gaulois, à l'harmonieux génie latin ; l'autre libertaire, exubérant, accueillant le beau d'où qu'il viennent. Gegout alla au second de ces camps et fonda l'Attaque, journal tellement vivace que ses rédacteurs anarchistes furent bientôt signalés à la sollicitude gouvernementale.
Quinze mois de prison et 3,000 francs d'amende s'abattirent sur lui, en même temps que la poigne des agents de police. Il en résulta Prison fin de siècle [II], livre écrit à Sainte-Pélagie, pendant les loisirs de la détention.
Gegout en a dans la peau pas mal d'autres, sans compter chroniques et pièces de théâtre, qui vont lui sortir très prochainement.

Ch. Malato.


Nouvel Echo, Revue littéraire & dramatique illustré.
Bi-mensuelle. Directeur : Emile Straus. Secrétaire de la rédaction : Alcanter de Brahm. N° 5, 1er mars 1892.

[I] Alfred Naquet (1834-1916) Médecin et homme politique. C'est en 1884 que la loi dite Naquet, rétablissant le divorce, pour faute, est votée.

[II] Ecrit en collaboration avec Charles Malato, Prison fin de siècle : Souvenirs de Pélagie, parut chez Charpentier et Fasquelle en 1891, illustré par Steinlen.
Illustrations : Ernest Gegout par Alexandre Steinlen, 1er mars 1892. Charles Malato par Delannoy, Les Hommes du Jour, N° 50, 2 janvier 1909.