Gabriel Matzneff, Le défi

Publié le 16 août 2010 par Argoul

Il y a sept ans est parue la quatrième édition du premier livre de l’auteur, un recueil d’essais publié en 1965 à 28 ans. C’était avant Vatican II et Mai 68, avant la gauche au pouvoir, la chute du Mur et la mondialisation, mais ces vingt textes n’ont rien perdu de leur actualité. Matzneff y était déjà Matzneff, il possédait son style. L’auteur au prénom d’archange s’y révélait byzantin, c’est-à-dire un romain mâtiné de chrétien orthodoxe, bien avant les curés de choc et la compromission avec le siècle. Pour adorer, il a besoin de pompes et les mosaïques lumineuses de Saint-Marc à Venise lui sont plus douces que les obscurités des cathédrales françaises. Dieu, pour lui, se révèle dans l’or, la pourpre et l’encens. Mais il accepte les contradictions de sa condition humaine : ainsi n’a-t-il pas été créé ? Il est donc tour à tour mystique et hédoniste, poète et pragmatique, fervent en prière ou se dorant au soleil sur une plage. Il se veut totalement humain, réalisant sa condition, selon le Plan de Dieu.

Ce pourquoi les Romains philosophes lui siéent à merveille. Plus que les Grecs volontiers métaphysiciens, les lourds Romains pratiques font de la philosophie un art de bien vivre, c’est-à-dire de préparer une belle mort. Gabriel Matzneff alterne donc les propos élevés et les amusements potaches, d’une lettre à un Tristan de seize ans au goût du bonheur, d’une analyse du nihilisme venu de Russie au pope-stop, d’une élégie à un mort de treize ans au défi d’écrivain. Ses deux morceaux d’anthologie, devenus célèbres et qui closent le volume, sont un essai sur le suicide chez les Romains, bardé de références mais écrit d’une langue fluide, et le tombeau de Montherlant.

Matzneff prisait fort les Romains, ce qui en avait fait Montherlant son complice. L’aîné relisait volontiers « plusieurs fois par an » l’essai du cadet sur le suicide, avant de le mettre en œuvre le 21 septembre 1972 par certitude de devenir aveugle, coupé de tout ce qui faisait le sel de la vie pour un tel observateur de l’humain. Son hériter unique, Jean-Claude Barrat, et Gabriel Matzneff l’inspirateur de sa fin, ont donc été chargés par lui de disperser ses cendres au vent du forum romain. Ce geste symbolique qui a fait gloser les pisse-froids est raconté ici à la manière de Tintin ou d’un jeu scout par le facétieux Matzneff. De quoi horrifier les bourgeois sérieux. Henry de Montherlant, malgré ses livres libertins, n’était-il pas membre de l’illustre Académie Française, fondée par Richelieu et pilier de la Culture ? Si Paris valait bien une messe, être répandu sur le forum romain valait bien l’opprobre des cuistres.

Car Matzneff a cette qualité rare d’oser être soi. Pas facile dans une société où chacun joue un rôle, surtout dans cette France de théâtre où l’on n’est rien sans sa caste, ni sans mimer ce qu’on attend de vous. Le personnage de Tartuffe et le film ‘Ridicule’ ont admirablement décrit cette société de cour de laquelle peu ne réchappent. Seulement certains fonctionnaires (lorsqu’ils font la part des choses), les routards (en voie d’extinction) et ceux qui se moquent du grand monde (comme de rares écrivains). Nul doute que, dès ses débuts, Gabriel Matzneff n’ait aspiré à être de ceux là. Obsession du bonheur et obsession de la mort cernent une philosophie de l’immédiat et de l’éternel à la fois : l’insouciance tragique.

« L’important n’est pas d’être un intellectuel, mais d’être intelligent. Soyez un intelligent, Tristan, c’est-à-dire un esprit délié, indépendant, apte à réfléchir par lui-même, à comprendre, à refuser, à s’enthousiasmer, à aimer » p.19. La leçon, pour avoir presqu’un demi siècle, n’en est pas moins de brûlante actualité. La teneur des ‘commentaires’ sur les blogs en témoignent. La diffusion massive de la culture n’engendre pas nécessairement des êtres cultivés, « c’est même le contraire qui est vrai », notait déjà l’auteur en 1965 (p.72) !

De même cette habitude américaine de qualifier n’importe quelle relation « d’amie ». Matzneff offre un test imparable : « De tous ces gens qui prétendent m’aimer, de ces petites amies, de ces amis, de ces camarades, est-il un seul être qui soit capable de me retenir sur cette terre, qui ait vraiment besoin de moi et pour qui ma mort serait une mutilation irréparable ? » p.33. Si oui, c’est un ami, sinon, une simple relation.

De même encore « cette affectation de respect qui s’augmente à proportion que la foi diminue » p.75, hommage du vice à la vertu qui a pris des proportions grotesques lors de la mort de Jean-Paul II. « Je suis par tempérament le contraire d’un sceptique, mais l’enthousiasme est une chose et la sottise en est une autre. Avoir des ‘convictions’ est à la portée du premier imbécile, mais atteindre à la plénitude de soi est plus ardu, et pourtant cela seul compte » p.90.

« Le bonheur est donc une question d’hygiène, c’est-à-dire de détails, mais de détails qui sont l’essentiel » p.41. C’est ainsi que « les convictions n’ont jamais été un brevet d’intelligence ». Notamment, « être un homme de parti, c’est se condamner à ne voir qu’une face des choses qui, comme chacun sait depuis Héraclite, en ont plusieurs » p.115. Mieux vaut n’avoir aucune conviction arrêtée qu’être fanatique ; le premier restera inoffensif, le second bâtira les bûchers au nom d’une sainte Inquisition, qu’elle soit catholique, communiste, islamique ou partisane. Juger par soi-même des choses et des gens, relativiser les idées en pensant aussitôt leur contraire pour voir si elles tiennent, est une saine hygiène d’esprit. Au risque d’être peu social – et alors ? « Dans une société que dominent la vanité, la brigue et l’âpreté au gain, celui qui, par tempérament ou par philosophie, témoigne le mépris le plus franc à ces moteurs accoutumés des actions humaines et leur préfère les chimères passionnées de sa jeunesse fait curieuse figure » p.139.

Tout bon écrivain est avant tout un rebelle – mais tout rebelle ne fait pas un bon écrivain ! La grâce de Gabriel Matzneff est d’avoir réussi l’un par l’autre, excusez du peu.

Gabriel Matzneff, Le défi, 1965, 4e édition 2002, La petite Vermillon Table Ronde, 207 pages, 8.08€

Les autres livres de Matzneff chroniqués sur Fugues & fougue.