Michael Jäcker, "Was unterscheidet Mediengenerationen. Theoretische und methodische Herausforderungen der Medienentwicklung", Media Perspektiven, Heft 5 - 2010, pp. 247-257.
La revue de langue allemande, Media Perspektiven est une revue de la régie publicitaire de ARD, la première chaîne allemande du secteur public de radio-télévision (ARD-Werbung Sales and Services). Elle couvre l'activité de recherche média et publicité en Allemagne.
"Qu'est ce qui différencie les générations médias ?" Que les technologies marquent ou définissent des époques est une chose. Que les technologies de communication distinguent les générations en est une autre. On va souvent vite en besogne lorsque l'on s'en tient au groupe d'âge comme variable d'homogénéisation et que l'on omet ce qui disperse ce groupe d'âge, hétérogène quant à l'assimilation des technologie : la capital culturel et scolaire légitime, la situation économique, l'habitat, etc. Toutes variables héritées de la famille ("ein Defizit, das den Kindern quasi durch die Eltern vererbt wird", p. 250).
Au prix de quelle cécité met-on l'accent sur la génération, pourquoi privilégier cette notion ? Ainsi, parler de "digital natives" n'a pas de pertinence sociologique mais constitue un de ces fameux discours d'accompagnement des intérêts économiques d'une époque : il faut bien encourager la consommation des technologies "modernes" et démoder les anciennes ; ces notions font partie de la panoplie d'incitation et promotion de la modernité. Il est plus vraisemblable que toute nouvelle technologie disperse un groupe d'âge selon ces variables, que la technologie numérique n'est pas "une" et qu'une population s'en approprie plus ou moins certains de ces traits. Et que, pour une familiarité ou des usages donnés d'une technologie émergente, les proximités sont plus le fait de la situation économique et du capital culturel que de la génération. Toute technologie crée des classes d'usagers, classes qui recrutent dans toutes les générations. Aussi, parler de "génération iPhone", c'est user d'une terminologie maladroite pour parler de l'époque de l'iPhone.
L'article de Michael Jäcker est consacré aux enjeux méthodologiques et théoriques de la recherche média. Dans sa première partie, l'auteur reprend et passe au crible des notions courantes, qui (de notre point de vue) font obstacle épistémologique à une approche rigoureuse des médias (obstacles verbaux, selon Bachelard) : la notion de génération et de catégories d'âge elles-mêmes ("Kritischer Umgang mit Alterskategorien erforderlich") et l'hypothèse d'homogénéité de culture et de comportements qui l'accompagne ("Homogenitätsannahme"), la notion d'ère de d'information ("in einem Informationszeitalter zu leben"), la notion de "digital divide", le primat donné à l'inter-générationnel sur l'intra-générationnel, etc. Equipé de ce doute que l'on souhaiterait plus systématique, hyperbolique, dans la recherche média, l'auteur reprend les études qui traitent des générations média. Exposé et critique salutaire.
D'une manière générale, on observe une réticence, une résistance des travaux sur les médias à prendre en compte des variables scolaires (réussite, échec, filière), des variables de modes de vie pour s'en tenir plutôt à des notions courantes, commodes et peu distinctives (sexe, âge, équipement, niveau de vie, etc.). Tout se passe comme si tout était fait pour écarter les différences. On veut à tout prix trouver dans les médias une culture uniformisante, la classe d'âge transcendant les classes économiques et culturelles. Pourtant, tout indique le contraire : le prix d'un téléphone varie de 1 à 10, les factures de téléphone également, l'accès à Internet varie considérablement selon les équipements, les types d'abonnements : s'en tenir au fait de disposer d'un téléphone portable pour parler de génération numérique, variable dichotomisée, simplifie tout. De même, pour faire "masse", prendre comme critère le fait d'"utiliser Internet au moins une fois par semaine" (voire "une fois par mois" !)... Toutes ces statistiques simplificatrices aplatissent les différences ("nivelliert diese Differenzierung") et contribuent à l'illusion pacifiste d'un monde irénique, unifié et débarrassé des "luttes des classes" par et dans la technologie. Sociologies euphorisantes !
Ce travail de synthèse donne un éclairage critique indispensable sur l'épistémologie d'une recherche média empêtrée dans des méthodologies inappropriées (l'analyse d'une recherche américaine sur des étudiants et Internet), stérilisantes, conçues pour des pratiques d'habitude, suivant la règle des trois unités : "Qu'en un jour, en un lieu, un seul fait accompli // Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli", le média analogique suivait encore Boileau ! La déclaration était facile et crédible. A vouloir aujourd'hui traiter les médias numériques avec les méthodologies conçues pour des médias analogiques, le travail de recherche est relégué dans la sphère des études de célébration et d'accompagnements (cf. travers détecté par Sandrine Médioni dans sa thèse).
La première urgence dans les études média est d'inventer des méthodes de recherche propres à l'univers numérique, d'en établir les cadrages indispensables. Et, surtout, de définir cet univers dans sa relation aux pratiques plus anciennes et qui subsistent : non seulement la télévision et la presse, mais aussi, ce que l'on "perçoit moins" comme médias, l'écriture manuscrite, la conversation face à face, la réunion, la présentation, la carte de visite, le marketing direct, le cinéma en salles, etc. Quel est le statut de ces pratiques, comment se mélangent-elles à celles nées des technologies numériques ?
Enfin, la notion de génération, comme d'autres catégories de massification, doit sans doute beaucoup à la difficulté d'accès des chercheurs aux "autres" : autres générations, autres milieux sociaux dont témoignent le nombre de travaux faisant appel aux échantillons d'étudiants, aux "inactifs", aux classes moyennes... gibiers faciles des enquêtes.