Les victimes au Vietnam
L’agent orange: un poison indélibile
Dans le cadre d’un stage en journalisme ayant eu lieu au Vietnam avec Reflet de Société, nous vous présentons quelques reportages sur ce stage bien particulier.
Isabelle Larose Dossier Média, Stage au Vietnam
Le 11 mai, le président américain John F. Kennedy lance l’opération Ranch Hand pour appuyer les efforts de l’armée du sud du Viêt-Nam et contrer la poussée des Viêt-Cong soutenus par le nord du Viêt-Nam communiste. L’opération consiste à répandre, par la voie des airs, des herbicides afin de détruire la luxuriante végétation aux abords des bases militaires américaines et des pistes de ravitaillement. En plus d’augmenter la visibilité et de permettre un meilleur contrôle de l’ennemi, l’utilisation des défoliants dévaste les récoltes et force les paysans à se regrouper dans les zones contrôlées par les Américains pour survivre.
Jusqu’en 1971, on estime que 80 millions de litres de défoliants ont été déversés sur 3,3 millions d’hectares de terre et de forêts. Plus de 3000 villages ont été contaminés par l’épandage aérien. Avec plus de 40 millions de litres largués, l’agent orange a été le défoliant le plus utilisé durant l’opération Ranch Hand, malgré sa dangerosité. «L’agent orange contient de la dioxine, la substance la plus toxique qui n’ait jamais été créée par l’humain», explique le vice-président de l’Association vietnamienne des victimes de l’agent orange (VAVA), Nguyen Trong Nhan. Selon une étude de l’Université Columbia publiée en 2003, la dissolution de 80 grammes de dioxine dans un réseau d’eau potable pourrait éliminer une ville de huit millions d’habitants. Or, plus de 400 kilos de dioxine pure ont été versés au Viêt-Nam durant la guerre.
Un mal en héritage
Selon la VAVA, 4,8 millions de Vietnamiens ont été directement en contact avec l’agent orange, sans parler des dizaines de milliers de soldats de plusieurs nationalités qui prenaient part aux combats. Ce qui était sensé être un herbicide inoffensif est rapidement devenu un poison indélébile.
Les épandages ne sont même pas terminés que déjà, les soldats américains et alliés ainsi que la population locale souffrent de maux étranges, de maladie de peau, de cancers, de diabète, de cécité ou encore de troubles cardio-vasculaires, neurologiques et psychiatriques pour ne nommer que ceux-là.
Les Vietnamiennes accouchent de bébés mort-nés ou monstrueusement malformés. Il faut avoir vu quelques-uns de ces fœtus conservés dans le formol pour constater l’horreur engendrée par la dioxine. Pénis au milieu du front, tronc à deux têtes, masse de chair sans membres apparents: les difformités sont aberrantes. C’est alors qu’on s’aperçoit que la dioxine est un mal qui se transmet.
En août 1970, le sénateur Nelson anticipe la situation en déclarant au Congrès américain: «Il n’est pas impossible que notre pays ait déclenché une bombe à retardement qui retentira sur les populations avec des incidences qui ne pourront être évaluées que dans un futur lointain.»
Aujourd’hui, c’est la troisième génération de personnes affectées par l’agent orange qui voit le jour. De composition chimique très stable, la dioxine est restée dans l’environnement vietnamien. En plus de 30 ans, elle s’est immiscée dans les sols, les sédiments ainsi que dans les graisses animales, contaminant ainsi la chaîne alimentaire.
La substance toxique s’attaque aux systèmes nerveux, reproducteur et immunitaire. Un bébé épargné durant la grossesse peut également être contaminé par le lait maternel, car la dioxine accumulée dans les tissus adipeux de la mère y est évacuée. «Même après la fin de la guerre, après presque 40 ans, de nouvelles victimes voient le jour. Au moment où l’on se parle, aucun scientifique ne peut dire quand la dioxine cessera de faire des victimes», soutient Nguyen Trong Nhan.
Déni, secret et justice
Le gouvernement des États-Unis avait pourtant assuré que les défoliants ne constituaient pas un danger pour les humains. Déjà utilisé à des fins agricoles avant la guerre du Viêt-Nam, l’agent orange était toutefois jusqu’à 30 fois moins concentré lorsqu’il était déversé dans les champs américains que lors de son utilisation militaire. Le gouvernement des États-Unis niera vigoureusement, pendant de nombreuses années, que des produits chimiques utilisés dans la guerre aient pu avoir des effets nocifs sur la santé humaine en affirmant que les herbicides avaient seulement un effet à court terme sur la nature et ne provoqueraient aucune maladie. Ils n’avaient rien à craindre, car la Constitution du pays interdit formellement de poursuivre le gouvernement pour des actes commis au cours des opérations militaires.
À la fin des années 70, plus de 70 000 vétérans américains atteints par l’agent orange se tournent donc vers les compagnies qui approvisionnent l’armée américaine en produit chimiques, Monsanto et Dow Chemicals, entre autres, et entament des poursuites judiciaires contre elles.
Le 7 mai 1984, la cour fédérale de Brooklin annonçe un règlement à l’amiable par lequel les sociétés chimiques accepte de payer 180 millions de dollars pour créer un fonds de compensation pour les anciens combattants. En 1996, sur 68 000 demandes d’aide, environ 40 000 vétérans se sont vu octroyer des subventions de 256$ à 12 800$.
Gentils les fabricants de défoliants? Pas du tout: des documents prouvent que les firmes chimiques savaient que leurs produits avaient des conséquences néfastes sur la santé. En 1965, Dow Chemicals avait en main une étude interne qui démontrait que des lapins exposés à la dioxine avaient développé des lésions sévères au foie. Les compagnies n’ont pourtant pas averti les autorités et se sont tues. Avec l’opération Ranch Hand, ils empochaient le plus gros contrat de leur histoire…
Les grands oubliés
Et les victimes vietnamiennes? De grands oubliés. «Longtemps, le Viêt-Nam a voulu utiliser la voie diplomatique pour recevoir de l’aide des États-Unis. Nous avons attendu plusieurs années et jamais nous avons obtenu de réponses», soutient le vice-président de la VAVA. Également président de la Croix-Rouge vietnamienne durant 16 ans, Nguyen Trong Nhan a rencontré Bill Clinton en 2000 au sujet des victimes de l’agent orange: «Je voulais le rencontrer pour discuter des problèmes humanitaires au Viêt-Nam. J’ai été en sa présence durant 10 ou 15 minutes. Comme mon anglais n’est pas très bon, je n’ai dit que quelques phrases. Il était d’accord pour une coopération humanitaire avec le Viêt-Nam. Quelques mois après cette rencontre, il a quitté son poste. Il a maintenant mis sur pied une fondation qui lutte contre le sida. Rien pour les victimes de l’agent orange».
Malgré l’aide des organismes non-gouvernementaux, l’aide ne suffit pas à la demande. Depuis les dix dernières années, la Croix-Rouge vietnamienne a amassé l’équivalent de 21 millions de dollars américains. Cela représente à peine une aide de trois dollars par victime.
En 2004, la VAVA s’est finalement tournée vers la justice en présentant un recours collectif contre onze fabricants d’herbicide. En 2005, la plainte est rejetée, car le juge conclut que l’agent orange n’est pas un poison au regard du droit international. La cause est portée en appel, mais en février 2008, les victimes de l’agent orange sont de nouveau déboutées. Seule option encore possible: la cour Suprême. Malgré les échecs judiciaires, Nguyen Trong Nhan garde espoir: «Nous devons être optimistes et continuer notre bataille.» L’homme mise beaucoup sur l’arrivée de Barack Obama à la Maison-Blanche pour changer les choses. Déjà, le nouveau président a ajouté trois millions aux trois déjà promis pour nettoyer les hot spots vietnamiens, des zones hautement contaminées par l’agent orange, souvent aux abords des anciennes bases militaires américaines où le défoliant était stocké.
L’opinion internationale constitue également une arme considérable. «Faire connaître la réalité des victimes de l’agent orange à la population mondiale et recevoir leur support peut influencer les décisions», croit Nguyen Trong Nhan. Ce dernier fait entre autres référence au Tribunal international d’opinion qui s’est déroulé à Paris en mai dernier. Devant public, des victimes et des experts ont défilé devant des juges des quatre coins du globe. Au terme des auditions, le Tribunal a reconnu que l’usage de la dioxine était un crime de guerre et un crime contre l’humanité. Plusieurs recommandations ont été émises, mais celles-ci ne trouveront jamais écho tant et aussi longtemps que les États-Unis nieront leurs responsabilités.
Pendant ce temps, loin de se soucier des avocats, des tribunaux et de la politique, Toan bouge difficilement son corps tordu par la dioxine. Un corps hanté par une guerre qu’il n’a jamais connu.
Photo équipe en DIRECTion du Vietnam
Affalé sur un gros ballon thérapeutique, Toan reçoit l’aide d’une physiothérapeute du Village de l’Amitié. Ses jambes tordus et ses bras atrophiés l’empêchent de se mouvoir comme le ferait n’importe quel adolescent de 14 ans. En fait, il est incapable de se tenir debout. Affaibli physiquement, mais aussi mentalement, Toan est une victime de la guerre du Viêt-Nam, et ce, même si les combats ont pris fin depuis près de 35 ans. Comme trois autres millions de Vietnamiens, il souffre des conséquences de l’agent orange, un puissant herbicide déversé sur le Viêt-Nam par l’armée américaine entre 1961 et 1971. Comme trois autres millions de Vietnamiens, Toan est un innocent qui souffre des erreurs du passé.
Ce billet, ainsi que toutes les archives du magazine Reflet de Société sont publiés pour vous être offert gracieusement. Pour nous permettre de continuer la publication des textes ainsi que notre intervention auprès des jeunes, dans la mesure où vous en êtes capable, nous vous suggérons de faire un don de 25 sous par article que vous lisez et que vous avez apprécié.
Merci de votre soutien.