Daft Punk, ce ne sont pas les disques qui m’y ramènent régulièrement. C’est avant tout le cinéma : un clip historique (Da Funk de Spike Jonze), un long métrage d’animation mélancolique (Interstella 5555 de Leiji Matsumoto) et un film expérimental fascinant (Electroma, réalisé par Thomas Bangalter et Guy Manuel de Homem-Christo). Les trois albums du duo, je les aime bien, mais ils n’ont jamais fait que quelques tours sur ma platine. Si certains morceaux, dans leurs atours numériques, ont quand même trouvé leur place bien au chaud dans mon baladeur, les disques de Daft Punk prennent chez moi un peu la poussière. Pour être franc, Discovery, album vulgaire quoique séduisant, n’a trouvé son sens véritable pour moi qu’une fois Interstella 5555 distribué en salles. Parce que les images du créateur d'Albator remettaient totalement en perspective les parti pris musicaux d’un album aussi clinquant que risqué. Quant à Around the World, c’est, à mes yeux, surtout un clip de Michel Gondry. Et quand j’ai entendu Robot Rock pour la première fois, ce qui m’a le plus intéressé, ce n’était pas le morceau, mais, là aussi, la vidéo l’accompagnant, véritable éloge du simulacre et de l’artifice.
Les choses changent du tout au tout avec le live que Daft Punk vient de publier. Depuis que je l’ai acheté, je l’ai beaucoup plus écouté que toute la discographie du
duo en dix ans. Enregistrement du concert donné à Bercy en juin, Alive est un formidable mix où se téléscopent une vingtaine de morceaux issus des trois disques studio de Daft Punk.
Surtout, Alive est véritablement un nouvel album, pas une compilation. Qui voudrait l’offrir à Noël pour remettre dans le droit chemin un petit cousin épris de Tecktonic et lui donner
l’occasion de découvrir ce qu’est vraiment la musique "électro" ferait fausse route. Les morceaux les plus connus n’y sont souvent que des citations assez brèves et la plupart des pistes
mélangent deux ou trois titres en une entreprise d’auto-mashup incroyablement stimulante. Du coup, les collisions entre des compositions éloignées de plusieurs années s’imposent comme des
évidences, mettant de l’ordre et de la cohérence dans une discographie ici revisitée dans un passionnant jeu d’échos, de citations et de reprises.
Alive est donc un album, un vrai album, dont la construction n’a pas souffert la moindre approximation. Il s’écoute de bout en bout, de la première à la dernière minute. La tension y
monte crescendo, les morceaux s’y enchaînent si bien que l’on n’a aucune envie de zapper, d’accélérer. Physiquement, c’est d’ailleurs quasiment impossible tant on se retrouve en l’écoutant comme
les bêtes automates du clip de Gondry. Subjugués.
Numériser le disque pour son baladeur, l’écouter ensuite au casque en mode aléatoire est une expérience cruelle. Ce disque ne souffre pas le morcellement. Il nous attrape dès son entame avec ces
voix déshumanisées annonçant Robot Rock ("Human… Robot… Human… Robot") pour ne plus jamais nous lâcher ensuite. Pour bien faire, même, ce disque aurait idéalement dû être réduit
à une seule et unique piste. Comme le Lovesexy de Prince... Mais ce qui n’était pour Prince qu’un moyen d’obliger l’auditeur à écouter l'album dans l’ordre où il l’avait conçu (moi, je
l’ai en 33 tours, donc je m’en fous), devient ici simple affaire de bon sens. On ne peut pas écouter ce disque dans le désordre. On ne peut pas le télécharger par petits bouts. Le faire, ce
serait passer complètement à côté...
Le disque est en public. C’est un vrai live. Il est important de le souligner. Que font véritablement les Daft en direct ? Je ne sais pas. Peut-être que, comme chez leurs copains de Justice,
presque tout est préenregistré. Peu importe, le résultat est là. Au son parfois trop lisse du duo en studio succède ici une approche beaucoup plus rugueuse. Comme s'ils lâchaient un peu la bride
pour laisser la rumeur des humains s’infiltrer dans les interstices de leurs compositions. Enfin, la musique de Daft Punk vibre et respire. Et les morceaux les plus démagos (Robot Rock
encore) se révèlent soudain bien plus tortueux qu'avant. Les expériences cinématographiques de Daft Punk m'avaient convaincu qu’un cœur battait dans la machine. La musique, à son tour, lève un
coin du voile. La belle mécanique assume enfin de possibles défauts, d’éventuelles imperfections. "Human after all"… Dans la logique d’Electroma (leur premier film en tant que
réalisateurs) les deux musiciens semblent ici se foutre à poil et livrer leurs titres dans leur nudité la plus crue. Les barrières opaques se dressant depuis des années entre eux (ou leurs
avatars) et les fans paraissent enfin commencer à s’effriter.
Il faut entendre les spectateurs exulter quand démarre le riff de Robot Rock (2 mn 20 sec… et déjà l’extase), il faut les entendre crier leur joie aux premiers accords de Da
Funk. Mais le public n’est pas là pour ponctuer, comme c’est le cas d’habitude dans un disque live, le début et la fin des morceaux (d’ailleurs, comme je le disais plus haut, il n’y a pas
véritablement de début et de fin à ces pistes s’empilant harmonieusement) : sa clameur est intégrée au mix comme un instrument supplémentaire (les "Ouh !" ponctuant le break de Da
Funk notamment). A l’unissson des basses et de la rythmique, les cris des spectateurs sont même parfois utilisés pour
faire monter la sauce d’un morceau, avant que les décibels des refrains ne déferlent sur le POPB.
Pour qui n’était pas à Bercy ce soir-là (ce qui est mon cas malheureusement), la force d’évocation de ce disque est prodigieuse. Elle en fait tout simplement le meilleur enregistrement en public que j’ai pu écouter depuis des lustres. Alors disque de l’année ? Avant Elliott Smith, avant les Queens of the Stone Age et Florent Marchet ? Eh bien, peut-être, oui…