C’est un admirable livre court, qui a raison d’être
bref : 50 pages. Je ne sais pas si une telle tension de langue aurait pu
être tenue sur 80 ou 100 pages sans rupture nécessaire pour le lecteur. Car
même si le livre est en deux parties, il est en continu dans le dispositif
d’écriture : pages en proses ponctuées mais sans majuscules ni point
final.
C’est une écriture dure, très maîtrisée, qui travaille sur un deuil
illisible : on peut y voir aussi bien une rupture familiale, la
déportation, les émigrants illégaux, des ouvriers misérables dans une mine de
plâtre… Bref la mise en mots d’une violence personnelle ou historique incarnée
par la séparation entre « nous » et « vous ».
« sur le seuil du jour s’espacent les lampes devant les entrepôts, si l’on
peut rattraper, au fond de l’absence qui déborde la phrase, quelque chose comme
le rudiment d’une parole terrée vers sa racine, dites-le nous, et jusqu’où
céder, quand on respire avec un torchon dans les mots, comment on revient à
soi, le regard limé jusqu’à l’usure, pour s’attabler devant le
silence ; » (p.8)
« qu’est-ce qui nous empêche de vous rejoindre, vous, nos frères qui êtes
bien là, debout, mots ballants devant la boîte d’esquilles, les miettes grises
des morts qu’il faut bien répandre maintenant, malgré vos épaules qui ne
tiennent presque pas ? »(p.16)
Poèmes fermés sur eux-mêmes et ouverts par leur continuité dans le livre, comme
une sorte de monologue lyrique sombre ponctué d’interrogations sans réponses.
C’est une vraie rythmique de prose, puissante, presque théâtrale. En ce sens,
ce n’est sans doute pas un hasard que Novarina soit en exergue de la 2e
partie du livre.
C’est aussi une écriture saturée d’images mais elles sont comme fondues dans le
paysage au point que dehors et dedans se confondent dans une grisaille, un
brouillard très particulier parce qu’il ne cherche pas à « faire
poétique ».
« pour seul abri ce matin-là, une nappe de brouillard, le froid tire sur
les maïs sa fibre blanche, on aimerait descendre dans une durée, plutôt que
longer ces coulisses, ces champs de berces ou d’oseille montée en graine, quand
on veut débarder des paquets d’absence, pas d’autre espace que l’herbe et le
goudron fissuré d’un quai ; on a failli se rattraper soi-même, une
seconde, mais chaque instant qui sépare mure un peu plus l’espace
devant. » (p.5)
C’est un beau livre dans son risque d’un
lyrisme très singulier où la séparation entre le personnel et le collectif est
très peu distincte. C’est entrer dans un monde fantomatique où à la fois tout
est là et rien n’est stable.
par Antoine Emaz
Mary-Laure Zoss
où va se terrer la lumière
Cheyne Éditeur, 15 €