C’est un livre rare dans sa violence, un livre du deuil
d’ « une femme pendue à un fil à linge bleu » (p.9). L’image de
ce fil à linge bleu va être récurrente, obsédante, durant tout le livre :
« une femme pendue à un fil à linge bleu / dessous elle la terre toute
désarticulée » (p.96). Le lecteur devine assez vite qu’il s’agit de la
compagne du poète, mais celui-ci reste très pudique. Il n’y aura qu’une
confirmation lorsque ses filles « à la table, (…) ne changent pas de
place, laissent toujours la chaise vide, ne pas prendre la place de
maman » (p.106).
Ce traumatisme violent provoque un engluement de l’écriture : cette poésie
est autant marquée par la rupture et l’ellipse que par le ressassement, avec
beaucoup d’anaphores et de rebonds de sonorités. La phrase est cassée, coupée,
ou bien interminablement empêtrée : on voit le texte s’extirper de la
langue, et cela donne un empâtement verbal très expressif de la difficulté
d’être : « là, ici même // les larmes ne rincent, les larmes sont
hautes, elles ombrent, couleur d’ombre et odeur d’ombre et froid d’ombre et
gestes clos et dehors plus, les larmes ne sont nul prisme à travers quoi voir
autrement, distinguer autre chose, apprivoiser quoi que ce soit, arrêter les
invasions, les mélanges écrasants, les écartements exténuants, privés de
lumière les yeux ne dégagent aucune lueur en avant d’eux, afin de un peu encore
voir quoi, les larmes bouchent, noient de noir// soupe à tenter de touiller afin
de savoir quoi, à essayer de mastiquer dans la tentative de mais
quoi ? » (p.65)
On l’aura compris, il n’y a pas de théâtre ici, juste une sincérité à fleur de
peau, et un travail de langue qui l’accompagne. Cette mort est une
confrontation au muet : celui du visage de la morte entrée en mémoire mais
non plus accessible (p.18), mais il en va de même pour le poète avec la
« mort à traduire, loin sous le choc les mots attendent de pouvoir monter,
sont là, coincés sous les tôles du trauma, entassés, enchâssés les uns dans les
autres à attendre qu’un peu d’air les libère, qu’une béance les délivre /(…)
mort à traduire, prendre tout le poids du corps mort et de tout de lui, même si
ça craque en soi, et voir dans le craqué en soi quoi y niche d’elle »
(p.25)
Ce livre est beau parce qu’il est à la fois direct et d’une continuelle tension
d’écriture. Aucun tombeau, aucun hommage, très peu de souvenirs… mais tout le
travail du deuil. Ainsi pour les obsessions interrogatives sur le sens de ce
geste (pages 39, 60, 61…) même s’il semble devoir rester définitivement
opaque : « fil à linge bleu / n’y est pas suspendue la clé / qui
manque manquera / la clé qui ouvrira à l’exactitude / et / fermera la boîte
crânienne » (p.97). De la même façon pour la culpabilité qui ne sait pas où se
ranger et dont on ne parvient pas à se défaire : « on, n’a pas vu
venir, n’a pas pu tenir, pas pu retenir, pas retenir la main qui noue, pas les
yeux qui, loin si de nous, n’a pas vu sa vue qui alors déjà ne nous plus, et
quoi aurait pu voir ? »(p.93).
Mais l’effacement. Ce livre, sans rien raconter, est dans le temps, dit le
temps et ce qu’il délave, ce qu’il enlève : « déjà plus l’empreinte
de ses doigts nulle part ici, déjà plus poussière d’étoile de sa peau, nulle
part, plus parfum sa peau elle, cela est tout fondu, tout dissout partout, tout
en allé » (p.64).
Et il y a bien in fine l’ouverture vers un plus tard sans oubli. Pour le poète,
cela passe par le corps, en se confiant à sa nécessaire mécanique
quotidienne : « et la tête va au-dessus des avant-bras et mains
qui vont, et la tête ne sait, et la tête saura plus tard où les avant-bras et
les mains vont, ce qu’avant-bras et mains font, la tête elle ne sait, elle
suit, elle a confiance, elle sent le sang et la sève, elle sent qu’elle peut se
laisser porter, orienter, sait que ce sang-là, cette sève-là sont pour la
beauté des roses, le simple de la glycine, la force des enfants alors que la
lumière s’est pliée en deux » (p106)
Mais ce « oui » à vivre malgré tient aussi aux enfants qui appellent
un futur, un dépassement de ce qui a eu lieu et doit devenir borne, mais pas
mur : « tout tenait ensemble ici demain comme tout tiendra ensemble
ici hier, comme la buée sur la vitre qui empêche de voir les scintillements de
la neige et sa fonte, qui ne parle pas forcément de perte ou de disparition,
mais dit une eau claire qui lave les pierres et le ciel où le bleu devient
suffisant pour s’y tailler un costume d’anniversaire / oui » (p.69)
par Antoine Emaz
Rémi Checchetto
Puisement
Editions Tarabuste – 120 pages – 11 €