Retour sur le discours de Nicolas Sarkozy prononcé le 30 juillet 2010 à Grenoble et sur les mesures qu’il a annoncées sur la sécurité.
Est-ce un rêve ou plutôt un cauchemar que cet été
2010 ? Les événements qui ont eu lieu à la Villeneuve de Grenoble, qui sont le fait d’une ultraminorité de ses habitants, semblent avoir échauffé bien des esprits.
En particulier, celui du Président de la République. Assistant à la prise de fonction du nouveau préfet de l’Isère, Nicolas Sarkozy a prononcé
un discours à la préfecture de Grenoble le 30 juillet 2010 qui
restera à l’évidence dans l’histoire de son quinquennat.
Des mesures très "musclées"
Un discours très sécuritaire qui a oublié de ménager quelques valeurs républicaines avec cette séquence désormais très habituelle :
« Nous devons nous poser les questions sans tabou, sans excès c’est vrai, sans stigmatisation, sans amalgame c’est vrai. Mais sans faiblesse
non plus. »
Sans parler des 60 000 caméras de vidéosurveillance qui seraient installées d’ici 2012 et d’autres mesures comme la peine incompressible de
trente ans ou le port du bracelet électronique après la fin de la peine, mesures qui peuvent se discuter sans passion, deux points du discours sont, à mon sens, complètement contraires aux
valeurs qui fondent notre République.
Déchéance de la nationalité française
Le premier point est la possibilité de retirer la nationalité françaises « à toute
personne d’origine étrangère qui aurait volontairement porté atteinte à la vie d’un fonctionnaire de police (…) »
Cette mesure, telle qu’exprimée ainsi, serait contraire à notre Constitution (dont le Président de la République est le garant) à plusieurs
titres : inégalité des citoyens devant la loi avec l’introduction d’une citoyenneté de seconde zone "d’origine étrangère" (que veut dire cette origine étrangère ? au bout de combien de
temps les citoyens français seraient-ils devenus vraiment français ?) ; l’inégalité de traitement entre le meurtre d’un représentant de l’autorité publique (et qu’est-ce que l’autorité
publique ? un enseignant la représente-t-il par exemple ?) par rapport au meurtre d’autres citoyens (qui seraient moins importants ?) ; enfin, lorsque celui qui a acquis
récemment la nationalité française a perdu sa nationalité d’origine pour une raison ou une autre (certains pays refusant le principe de double nationalité, comme la Chine), alors la déchéance de
la nationalité reviendrait à rendre la personne concernée apatride, ce qui va contre toutes les conventions internationales.
De plus, les questions de nationalité sont du domaine civil et pas pénal et relèvent d’un tout autre domaine que le crime qui peut d’ailleurs se
perpétrer par des étrangers aussi bien que des nationaux.
Une mesure étrange puisqu’à la Villeneuve, les auteurs des faits criminels étaient, semble-t-il, des Français de naissance.
Ce serait une mesure d’autant plus inefficace (qui n’empêcherait pas plus la délinquance) qu’elle stigmatiserait la grande majorité des citoyens
français qui viennent d’être naturalisés et qui aiment la France et respectent scrupuleusement ses lois.
Elle renforcerait cet amalgame douteux qui voudrait associer insécurité et immigration. S’il fallait quantifier le niveau d’origine étrangères en
fonction du degré odieux du crime, il semblerait qu’il y ait peu de citoyens d’origine étrangère dans les derniers procès aux assises sur des affaires graves.
Cette mesure se rapproche en fait dangereusement du programme du Front national que j’ai analysé en
détail.
Responsabilité
collective des familles
Le second point à mon sens scandaleux est d’invoquer la responsabilité collective et pas individuelle : « La question de la responsabilité des parents est clairement posée. Je souhaite que la responsabilité des parents soit mise en cause lorsque des
mineurs commettent des infractions. Les parents manifestement négligents pourront voir leur responsabilité engagée sur le plan pénal. »
Rendre responsable les parents relève souvent d’une méconnaissance de la réalité sociale de ces mineurs délinquants. L’éclatement de la cellule
familiale rend le concept même de "parents" illusoire. Souvent, le ou les parents sont débordés et ne savent comment réagir. Les rendre responsables pénalement ne pourrait que renforcer la misère
morale dans laquelle tous se trouvent déjà.
Enfin, le fait de sanctionner pénalement quelqu’un qui n’est pas l’auteur d’un crime est, en soi, une catastrophe juridique, qui remet en cause tous
les principes de l’État de droit.
Posture présidentielle
Il est assez étrange qu’en 2012 encore, un tel discours puisse sortir de la bouche de Nicolas Sarkozy. Ce dernier avait souhaité s’investir sur le
terrain de la sécurité intérieure dès la réélection de Jacques Chirac en
mai 2002 jusqu’à devenir un Ministre de l’Intérieur encore plus ferme et plus craint que Charles Pasqua. La montée du FN en avril 2002 avait sans doute joué un rôle décisif dans le choix stratégique de Nicolas Sarkozy dans la perspective de l’élection
présidentielle de 2007.
En ce sens, il cherche à rééditer ce qu’il a fait depuis huit ans. Et pourtant, pendant plus de six ans, sur ces huit ans, il a été personnellement
en charge de la sécurité des Français. Il n’a pas lésiné sur un nombre record de lois, toutes plus sécuritaires les unes que les autres. Dire que la sécurité reste un fléau aujourd’hui revient à
dire que toute cette politique est un échec. C’est en tout cas la gauche qui le proclame et c’est aussi ce qui peut se comprendre : si chacune de ces mesures, prises depuis près d’une
décennie à la suite de faits divers généralement horribles, avait été efficace, il n’y aurait plus besoin de légiférer à nouveau.
Double critique
Et c’est là où Nicolas Sarkozy montre qu’il ne reste que dans la posture. Car il est critiqué des deux côtés.
D’un côté, sur le versant gauche, il est critiqué par ceux qui souhaitent la préservation des valeurs fondatrices de la
République, et il est clair que depuis 2007, on est déjà passé assez près des limites admissibles, comme les tests ADN, les statistiques
ethniques ou encore les quotas d’expulsions d’étrangers en
situation irrégulière. Certaines mesures sont heureusement bridées par le
Conseil Constitutionnel ou, parfois mais trop rarement, en amont par
le Conseil d’État. Le discours de Grenoble semble avoir atteint un sommet de cette posture sécuritaire.
D’un autre côté, sur le versant d’extrême droite, il est critiqué par les "vrais" sécuritaires, ceux qui souhaitent le rétablissement de la peine de
mort, ceux qui professent à longueur de discours haine et xénophobie. Ceux-ci contestent la politique de Nicolas Sarkozy en considérant que cette posture n’est que verbale et n’est jamais suivie
des faits (c’est clair que si, par malheur, une majorité parlementaire venait à voter une loi reprenant ce discours de Grenoble, le Conseil Constitutionnel la bloquerait). En somme, ils estiment
que ce ne sont que des effets d’annonce mais que les problèmes de sécurité ne sont pas pour autant mieux appréhendés.
Michel Rocard
Dans son discours, Nicolas Sarkozy a eu l’audace de citer ainsi un ancien Premier Ministre : « Je ne reprendrai pas la célèbre phrase de Michel Rocard dans laquelle je me retrouve : "La France ne peut accueillir toute la misère du monde".
Je dis simplement, c’est un constat lucide. » alors que cela fait plus de quinze ans (notamment dans une tribune au journal "Le Monde" du 24 août 1996) que Michel Rocard essaie de s’opposer à cette interprétation erronée de sa formule
car il avait aussitôt ajouté après : « mais elle doit savoir en prendre fidèlement sa part » [même si cette version est par ailleurs contestée avec des arguments convaincants].
Ce même Michel Rocard a été très dur contre le discours de Grenoble dans les colonnes du magazine "Marianne" du 6 août
2010 : « La démocratie exige de nous des comportements mesurés. Agiter le chiffon rouge pour faire descendre des gens
dans la rue, ce n’est pas appartenir à une démocratie pacifiée, à des institutions solides. Je sais bien que le Président recherche d’abord les effets d’annonce. Cette loi ne verra jamais le
jour. Mais ça ne change rien aux intentions. Et les intentions, je vous le dis comme je le pense, les intentions sont scandaleuses. (…) La politique du "tout répression" favorise les tensions,
accroît la délinquance. Et pourquoi ? Parce qu’on donne priorité à l’électoral. C’est exécrable, scandaleux. » et il a ajouté
sur l’efficacité des propositions : « Mais le pire, c’est que ça ne marche pas. (…) On peut faire de grands discours mais, dans
la réalité, la marge de manœuvre est faible, aussi bien pour la droite que pour la gauche. Il faut savoir qu’en tout cas les progrès seront minimes. On ne va pas étaler une ligne de barbelés le
long des frontières. »
Michel Rocard a même lâché un point Godwin avec cette appréciation : « La loi sur
les mineurs délinquants passe de la responsabilité pénale individuelle la responsabilité collective. On n’avait pas vu ça depuis Vichy, on n’avait pas vu ça depuis les nazis. Mettre la priorité
sur la répression, c’est une politique de guerre civile. ». Il a également prédit des gens dans la rue : « Je dis qu’il le paiera et qu’il l’aura mérité. »
François Bayrou et les autres…
Le président du MoDem François Bayrou a lui aussi réagi
dès le 30 juillet
2010 en s’en prenant aux effets d’annonce : « Les déclarations à grand spectacle mises en scène et toujours répétées ne font avancer en rien la cause de la sécurité dans
la vie de tous les jours. On n’a pas besoin de lois nouvelles chaque semaine, ou de propos guerriers non suivis d’effet, on a besoin de faire appliquer les lois qui existent déjà et qui sont
bafoués tous les jours. (…) Les lois bâclées ne sont jamais durables : c’est un paradoxe frappant de voir ces annonces le jour même où le Conseil Constitutionnel annule la loi sur la garde à
vue pour non-respect de nos principes de droit. ».
Mais François Bayrou a continué avec une mise en garde salutaire : « En focalisant sur la seule immigration le discours sur l’insécurité, on cherche à introduire un signe "égale"
entre l’une et l’autre. Au risque de bien des dérives : qu’est-ce qu’un François d’origine étrangère ? À partir de quelle génération ? Que fait-on de ceux qui sont nés en
France ? Pour nous, la loi et la sanction, même rigoureuses, doivent être les mêmes pour tout le monde, sans distinction d’origine ou de situation sociale. ».
Il est dommage qu’une stratégie personnelle menée à l’échec ait rendu si peu audible François Bayrou qui, sur le plan des valeurs, est sans doute le
plus pertinent de la classe politique.
Dominique de Villepin a, de son côté, mollement insisté
sur l’usage des mots : « Un État de droit ne fait pas la guerre, pas plus au terrorisme qu’aux criminels ».
Quant au Parti socialiste, la plupart des caciques prennent eux aussi la
posture de l’indignation en criant à la police de proximité, comme si cela suffisait pour arrêter le grand banditisme dans les zones sensibles. Tant que le PS et plus généralement la gauche
n’auront pas une réflexion lucide sur la sécurité, il ne pourra y avoir qu’une surenchère sur les thèmes les plus sécuritaires.
Plébiscite dans les sondages
La posture de Nicolas Sarkozy a-t-elle été efficace ? C’est peut-être là qu’on pourrait juger de la pertinence du discours de Grenoble. Sur le terrain, dans les quartiers, il faut encore
attendre. Mais sur le plan électoraliste, nul doute que Nicolas Sarkozy aura eu raison.
Le premier sondage de IFOP pour le Figaro sorti le 6 août 2010 (à télécharger
ici) est à cet égard déconcertant : 70% des sondés sont favorables au retrait de la nationalité française aux délinquants d’origine étrangère en cas d’atteinte à
la vie d’un policier ou d’un gendarme et 55% sont favorables à la condamnation à deux ans de prison pour les parents de mineurs délinquants en cas de non respect par ces derniers
des injonctions de la justice.
Les autres mesures reçoivent la même approbation : 67% pour la vidéosurveillance généralisée, 89% pour le bracelet électronique après la fin de la peine,
80% pour le retrait de la nationalité française aux coupables de polygamie ou d’incitation à l’excision, 80% pour l’instauration d’une peine incompressible de
trente ans, 79% pour le démantèlement des camps illégaux de Roms. On se croirait au second tour de 2002 à l’envers : 80% pour les thèses du FN et 20% pour le reste. Il n’y a quasiment pas de différence selon
les âges, l’origine géographique, la catégorie socio-professionnelle et seule, l’appartenance politique donne des différences, à droite, les scores peuvent atteindre plus de 80 voire 90% alors
qu’à gauche, c’est entre 50 et 70% (même au NPA : 52% favorables à la déchéance de la nationalité ! -statistiques à prendre cependant avec prudence-).
(Lire la note en fin d'article)
Entre morale et politique
L’opération communication aurait-elle donc réussi ? La cote de popularité de Nicolas Sarkozy remonterait-elle donc grâce au thème sécuritaire juste à la difficile rentrée sociale ?
Serait-ce suffisant pour supporter l’opposition à la réforme des retraites et les suites incertaines de l’affaire Bettencourt ?
Dans tous les cas, il y a un homme qui a su, dès le 6 septembre 1983,
prendre position sur ces thèmes : « Pour nous, il n’y a pas de politique sans morale. Quand on fait de la politique, bien entendu, c’est pour gagner, mais pas à n’importe quel prix.
C’est-à-dire qu’il y a des moyens, des compromissions, des alliances qui permettent peut-être de remporter un succès électoral, mais on y perd sa dignité. ». Cet homme, c’est Bernard Stasi à propos de l’alliance entre le RPR et le FN à Dreux. Jacques
Chirac dira plus tard qu’il ne s’était pas aperçu du danger moral mais a repris cette position en faveur des valeurs républicaines.
Il manque aujourd’hui des leaders qui sachent garder raison et mesure dans la majorité. Qui puisse alerter et pacifier des discours de plus en plus ouvertement xénophobes émanant de l’UMP.
Aujourd’hui, en plein été, il est des silences qui tuent.
Réduits au silence ?
Le silence des deux anciens Présidents de la République, par exemple, Jacques
Chirac et Valéry Giscard d’Estaing, eux aussi garants de la
Constitution pendant un temps.
Que disent les anciens Premiers Ministres Jean-Pierre Raffarin, Alain Juppé et Édouard Balladur ?
Le silence de Simone Veil, grande amie de Nicolas Sarkozy.
Le silence de François Léotard qui avait pourtant écrit un livre assez corrosif sur le début du quinquennat.
Le silence de Pierre Méhaignerie, ancien patron des centristes et en
principe intraitable sur le plan des valeurs.
Où sont les consciences de la majorité présidentielle actuelle ?
Où sont les parlementaires de l’UMP qui étaient d’origine
centriste ?
À part l’ancienne ministre Christine Boutin (qui a dit sur I-Télé : « Répondre par la stigmatisation et la peur n’est pas la solution, on aboutira à une véritable explosion entre
deux France »), qui, dans la majorité présidentielle, aura assez d’audace ou d’indépendance d’esprit pour rappeler enfin les valeurs élémentaires de la République ?
Jean-Louis Debré, Président du Conseil Constitutionnel et fils du Père
de la Constitution, sera-t-il donc le dernier rempart de l’électoralisme
sécuritaire qui continue à cliver la population et qui est exacerbé au plus haut niveau de l’État ?
Réveillez-vous, parlementaires de la majorité !
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (07 août 2010)
Note du 13 août 2010 à 12:43 :
Le sondage du Figaro semble être contredit par une troisième enquête publiée par CSA et "Marianne" le 14
août 2010.
Pour aller plus loin :
Discours intégral de Nicolas Sarkozy à Grenoble
le 30 juillet 2010.
Sondage plébiscitant les mesures de Grenoble à
télécharger (Figaro-Ifop publié le 6 août 2010).
Programme du Front national.
Bernard Stasi, la morale en
politique.
Réaction de Michel Rocard.
Réaction de François Bayrou.
Sondage CSA Marianne publié le 14 août 2010.
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/les-valeurs-republicaines-et-leur-79466