« Dire d’une chose qu’elle serait identique à elle-même, c’est ne rien dire du tout », Clément Rosset, Le démon de la tautologie.
Le réel est sans double. Sans profondeur, sans arrière-mondes, sans masques. Le réel est réel. « A est A ». Une telle définition tautologique du réel semble enfermer, dans son principe d’identité, le secret de toute identification. Ecoutons à ce propos Clément Rosset : « J’appelle ici réel, comme je l’ai toujours fait au moins implicitement, tout ce qui existe en fonction du principe d’identité qui énonce que A est A. J’appelle irréel ce qui n’existe pas selon ce même principe : c’est-à-dire non seulement tout ce qui ne fait parade d’existence que sous le mode de l’imaginaire ou de l’hallucination, mais aussi et plus précisément ce qui semble bénéficier du privilège de l’existence mais se révèle illusoire à l’analyse pour ne pas répondre rigoureusement au principe d’identité. »[1] Ainsi, il n’est point abusif d’affirmer, à la suite de Rosset, que l’expérience tragique que nous pouvons faire du réel lui-même s’affirmant dans sa plus simple idiotie, c’est-à-dire sa plus insurmontable insignifiance, semble exclure toute métaphysique possible.
Le réel est sans double
« Comme toute manifestation oraculaire, la pensée métaphysique se fonde sur un refus comme instinctif, de l’immédiat, celui-ci soupçonné d’être en quelque sorte l’autre de lui-même, ou la doublure d’une autre réalité. »[2] Le réel est singulier ; il crève les yeux. Et si l’on ne le voit pas, c’est parce que notre vue est obstruée par les illusions métaphysiques. Car, il y a quelque chose de profondément intolérable dans le réel : c’est que le réel soit ce qu’il est et rien d’autre. En effet, écoutons seulement les premiers mots de Clément Rosset à l’entrée de l’avant-propos de son livre Le réel et son double qui fut, en quelque sorte l’ouvrage pilote de cette pensée de l’idiotie du réel, sans aucun espoir d’évasion, si ce n’est le dénie d’un réel irréversible : « Rien de plus fragile que la faculté humaine d’admettre la réalité, d’accepter sans réserves l’impérieuse prérogative du réel. Cette faculté se trouve si souvent prise en défaut qu’il semble raisonnable d’imaginer qu’elle n’implique pas la reconnaissance d’un droit imprescriptible – celui du réel perçu – mais figure plutôt une sorte de tolérance, conditionnelle et provisoire. Tolérance que chacun peut suspendre à son gré, sitôt que les circonstances l’exigent : un peu comme les douanes qui peuvent décider du jour au lendemain que la bouteille d’alcool ou les dix paquets de cigarettes – tolérées jusqu’alors – ne passeront plus. »[3] La première philosophie de Rosset fut une philosophie tragique[4], très proche de celle de Nietzsche, conciliant le tragique et la joie. Cette seconde philosophie, entièrement tournée vers le réel, reprend cette pensée du tragique d’une vie impensable, dont l’énigme demeurera à jamais irrésolue, pour l’appliquer à un réel, cette fois, sans énigme. Le réel ne se pense pas. Il s’éprouve dans la « dérobade permanente » sous forme de « représentation et d’interprétation ».[5] Définitivement, il n’y a aucun mystère des choses. En réalité, le mystère que nous trouvons dans ces choses sans mystère, c’est notre interprétation, notre désir de fuite du réel, qui l’y ajoute –toujours abusivement. Le double auquel on affuble le réel ne se réduisant en réalité qu’à la faculté que nous avons de neutraliser le réel lorsque ce dernier se fait trop insupportable, trop désagréable, en se réfugiant dans l’illusion du réel. Et comme le précise très bien Jean Tellez : « Paradoxalement, l’illusion ne consiste pas à se tromper sur ce que l’on voit, à voir insuffisamment ou confusément. Elle consiste à voir très clairement une chose qui se trouve être aussi parfaitement intolérable. »[6]
L’anti-platonisme
La doctrine du réel de Rosset paraît refuser d’emblée tout platonisme en philosophie. Héritier et continuateur de Parménide, dont la nécessité de l’intuition fondamentale[7] s’imposa à son esprit, Platon fut le continuateur de son ontologie, fondant néanmoins en opposition de son matérialisme, un idéalisme qui attribuât à l’être une sphère totalement homogène aux Idées. Considérant le réel comme nettement insuffisant, Platon va définir le problème en nommant lui-même ce réel aux qualités parfaites, par la formule ὄντὠζ ὄν qu’Etienne Gilson traduit par « réellement réel »[8]. Ce qui est donc réellement réel, c’est ce qui est « soi-même en tant que soi-même ». Jusqu’ici, voilà une définition du réel qui siérait parfaitement à la conception du réel selon Clément Rosset. Néanmoins, Platon niche ce réel dans un autre monde que le notre. L’âme romantique de Platon, que Rosset accuse de pure « hypocrisie »[9], identifie le réel à l’Idée et le place ainsi dans un autre paradigme que celui de notre domaine sensible, lieu de l’existence, et de la corruption du devenir[10]
Profondément anti-platonicien, le réel n’est point ailleurs pour Rosset. Il est ici et seulement ici. Ce réel n’est donc pas celui de contrées vaguement lointaines. Il est celui de notre monde sensible. Laissons donc, nous dit clairement Rosset, ces désirs d’ailleurs aux âmes romantiques qui ont nettement besoin de croire que l’herbe est plus verte ailleurs. Il s’agit donc de revenir au réel. Car, d’une part, « toute réalité exposable à la duplication cesse par là même d’être crédible. La pensée du double entraîne ainsi une déception à l’égard du réel le plus irréfutable, propre à confirmer à jamais dans ses doutes l’apôtre Thomas : j’ai vu et j’ai touché, et pourtant il n’y avait rien. Dieu n’existe pas : je l’ai rencontré »[11] ce qui semble désormais nourrir la plus crasse superstition – quoi qu’on dise de celle-ci et de son opposition avec la croyance religieuse – mais d’autre part, « […] le réel est là et a toujours été là, la où les hommes s’entretuent apparemment à son propos quoique en fait hors de tout propos, puisque la réalité à laquelle ils participent leur demeure invisible. »[12] D’où le tragique de notre existence. Cette invisibilité du réel est le propre de l’objet réel qui demeure, proprement inconnaissable, inappréciable. Et toute duplication du réel ne serait que « fausse duplication » et « leurre ». Pourquoi ? Parce que précisément sa singularité empêche toute représentation du réel, toute connaissance ou toute appréciation « par le biais de la réplique. »[13]
L’idiotie du réel
Nous pouvons être désormais interpellés, à ce niveau de lecture de cette philosophie de Clément Rosset, par le thème de l’insignifiance du réel. Ce qui pourrait paraître contradictoire avec l’analyse présentée précédemment, serait la densité du réel qui semble en ressortir[14]. En fait, les deux se concilient. Le réel est tout ce que l’on a. Le réel se suffit à lui-même. Et seules les âmes romantiques, en quête d’espace extraordinaires et fantasmés, voient autre chose que le réel tel qu’il se présente, dans toute sa singularité et son unité. D’où l’insignifiance du réel. Cette question est cernée spécifiquement dans son Le Réel. Traité de l’idiotie[15]
Quel est donc le problème ? Le réel de Rosset est doublement insignifiant. D’abord, toute réalité sera à la fois fortuite et « celle-ci précisément » : utilisant l’exemple du fétiche indien disparu dans la bande-dessinée de Hergé L’Oreille cassée, Clément Rosset nous démontre qu’il y a le réel et sa copie qui n’a rien à voir avec le réel. En fait, cela dépasse largement la simplicité de cette limite. Ecoutons le philosophe : « L’essentiel de l’histoire consiste en la disparition d’un original et son remplacement par une prolifération accélérée de contrefaçons et de doubles. D’abord une contrefaçon, puis une autre ; ensuite un double, puis deux doubles ; enfin, une infinité de doubles. L’original, quant à lui, a disparu ; mais, dans le même temps, pullulent les faux : on dirait qu’il a suffi que la série soit amputée de son terme initial pour se trouver dotée d’un pouvoir inépuisable de reproduction. L’intrigue trouve ainsi son principal ressort dans cette sorte de lien nécessaire qui semble relier la disparition de l’original à la prolifération des doubles. Comme si l’absence de modèle avait pour contre-partie le pullulement de copies. Et comme si on ne pouvait bien copier que ce qui n’existe plus, – que ce qui n’existe pas. »[16] Non seulement l’insignifiance du réel demeure insurmontable, mais tout chemin semblant emmener ailleurs qu’au réel lui-même serait voué à nous reconduire irrémédiablement à cette insignifiance. Le caractère inéluctable du réel conduit les copistes à non pas copier le réel, donc ce qui est, puisque ce qui est échappe à toute signification, mais à copier ce qui n’est plus, et ainsi produire le réel. Toutes les routes nous conduisent ainsi au même résultat. Cette inéluctabilité du réel, doublé du fait que tout arrive par hasard, nous enferme, quoi qu’il arrive, dans l’idée d’insignifiance de tous les possibles, et de tous les chemins.
L’absurdité de toute interprétation chez Rosset est bien décrite par Jean Tellez auquel nous laissons ici la parole : « L’ontologie de Clément Rosset apparaît, au premier abord, entièrement décevante. Elle parle de l’être mais n’établit que sa totale insignifiance. Il y a de l’être, ce point ne souffre plus de discussion, mais cet être n’a pas de message à délivrer. Il ne recèle aucun logos. Ainsi, il n’est guère « logique » qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, pas plus que cela n’est « illogique ». Autant dire que l’objet de la quête de Heidegger, le « sens d’être », n’est pas, n’est rien, rien qu’une lubie dérisoire. »[17] Nous aimerions pour notre part aller plus loin dans cette analyse : à vouloir trop s’en tenir à une définition rationnelle du réel, sans dialectique possible, sans moyen de transcendance ; enfermant le réel dans une tautologie relevant de l’ontologie de l’insignifiance, la philosophie de Clément Rosset court désormais le risque de sombrer dans un terrible nihilisme suite au désenchantement auquel le réel l’aura conduite, si elle ne verse pas dans une philosophie du désespoir.
Le fantôme du réel
Toute cette seconde philosophie de Rosset engage la pensée à penser le réel sur le mode de l’insignifiance, du désordre, du leurre, du dérisoire. « Les messages en provenance du réel sont donc toujours finalement indifférents parce que d’une même teneur, monotone et insignifiante. »[18] Nous aurons donc beau chercher, reprendre et encore reprendre notre énième quête du sens, cette recherche aboutira systématiquement à une fin déceptive. Il n’y a rien. Rien sauf le réel. « C’est cette insistance du réel sur laquelle glisse sans l’atteindre la flèche de l’archer dans l’Iliade : le détournement du réel qu’y suggère Pandaros est un détournement du regard, un écart de pensée invitant à prendre en considération non ce qui est mais ce qui n’a pas été. Et c’est de même le sort de toute pensée que de n’avoir à choisir qu’entre la tautologie et l’égarement : de ne sortir de la lapalissade du réel qu’à condition d’entrer dans le fantasme du double. Le réel non advenu, dont se recommande Pandaros pour justifier du réel effectivement advenu, est un réel fantomal, tout comme est fantomal l’intervention supposée d’Athéna. »[19] Le sens n’est jamais opérable. Parce que le double n’est jamais possible, « l’éminence du réel » comme « l’essence même du réel » ne trouvent aucune intelligibilité. Telle est donc la morale que Clément Rosset tire du mythe d’Œdipe. Voulant mettre son identité à l’abri d’un double, le héros de la tragédie de Sophocle va imaginer un fantôme du réel qui, loin de le protéger du réel, n’aura de cesse d’en accélérer sa réalisation, et de précipiter l’évènement. Cette assimilation du réel à la tragédie grecque opérée par Rosset n’est évidemment pas anodine. Pour comprendre, prenons l’exemple du « camembert posé sur une assiette » cité dans L’Objet singulier. Imaginons comment nous caractériserions ce camembert : « Son aspect, sa couleur, sa pâte […] ; son parfum et sa saveur, lorsque j’y goûte, confirment aussitôt la nature de son identité. » Or, toute réalité peut être identifiée comme l’on identifie ce camembert. En clair, j’ai beau chercher ce qui distingue ce camembert d’un autre fromage, je n’apprendrai rien de plus sur son identité, c’est-à-dire sur sa nature spécifique, puisque « dans le temps même où je l’ai reconnu comme camembert, je l’ai identifié comme incomparable, c’est-à-dire précisément non identifiable par le biais d’une équivalence éventuelle. Tout est dit dès lors qu’il n’y a rien à ajouter ; toute description supplémentaire serait laborieuse et vaine qu’une rédaction de collégien prié, un jour de rentrée, de composer sur le thème de ses souvenirs de vacances. »[20] C’est le propre de l’identité même du réel : le langage reste « coi et sec à l’égard du réel en général, dès lors qu’on entreprend d’en décrire le caractère majeur, je veux dire sa singularité : son intérêt et sa saveur sont hors de question, mais l’évocation en est rendue malaisée par la qualité même qui en fait le principal caractère, […]. Le rapport le plus direct de la conscience au réel est ainsi un rapport de pure et simple ignorance. »[21] Le réel a beau exister, on ne sait ni préciser lequel, ni préciser où, car le réel est plat. Parce qu’il est singulier, il pourrait être n’importe qui, ou n’importe quoi. Et on aurait beau s’évertuer à vouloir le définir ou l’identifier, l’épuisement du langage et corrélatif à l’ontologie du réel qui se résume à « ne prendre appui ni sur la pensée de son « être » ni sur celle de son « unité », mais sur la considération de sa seule singularité. »[22]
Le réel tautologique ou la parole vide
Le réel de Clément Rosset est ainsi un réel plat et tautologique. Le réel est réel. Ce principe d’identité semble ainsi enfermer la définition du réel dans une irréversible tautologie. Or, à propos de cette dernière, dans son Démon de la tautologie, Clément Rosset rappelle la critique que Wittgenstein formulait à propos de celle-ci, considérant que, telle la contradiction, elle est « vide de sens »[23]. Néanmoins, ne nous méprenons pas : A = A n’est pas, selon Rosset, « un discours pauvre ». Et c’est là, toute la force de sa philosophie : avoir réhabilité le discours tautologique.
Tâchons de comprendre : voici comment on formule une tautologie : « A est A, et A n’est rien d’autre, ni rien de plus que A. » La définition semble ainsi nous montrer que la « parole ajoutée » n’apportera aucune connaissance supplémentaire à ce qui vient d’être dit. Or, c’est Wittgenstein qui qualifie la tautologie de parole vide : « Le premier caractère de la tautologie est celui qui a déjà été dit : la tautologie constitue une proposition creuse et vide, et à la limite ne constitue pas même une proposition. Elle est la « dissolution » de la connexion des signes inhérente à toute proposition de vérité, comme le dit Wittgenstein en 4.466. »[24] Ou bien la tautologie dit tout, c’est-à-dire énonce une vérité absolue, mais alors elle ne dit rien, – à l’instar de ce qu’affirmait Vladimir Jankélévitch lorsqu’il précisait que « si tout est rose rien n’est rose ». Mais la tautologie peut certes manquer son objet lorsqu’elle s’évertue à apporter une information sur un fait, elle dit néanmoins quelque chose à propos du réel. D’ailleurs, Rosset est bien inspiré de préciser qu’une tradition philosophique, celle qui remonte à Parménide et à Antisthène le Cynique, loin de considérer que dire d’une chose qu’elle est identique à elle-même serait ne rien dire du tout, vit au contraire « que la formule tautologique ne désigne pas seulement une évidence logique mais aussi la plus certaine réalité des choses. »[25] Les Lapalissades, les pléonasmes, les redondances, les truismes, les pétitions de principe : chaque formule cherche le surcroit d’information, en vain, et provoque ainsi le rire. Aussi, à la différence de celles-ci qui ne sont que des « pseudo-tautologies », la tautologie, pour sa part, énonce « une vérité profonde »[26]
Il n’y aurait donc pas plus de profondeur dans le langage que l’on ne peut en trouver dans le réel. En fait, « le langage, note Rosset, se confond avec son propre fonctionnement et y cache, pourrait-on dire, son secret. »[27]
Le moi, une identité controuvée
Un autre piège est celui de l’identité du moi. Loin de moi[28] sonde à ce propos ce qui est le propre de la connaissance de soi, pour en déduire que moins l’on se connaît, mieux l’on se porte. L’illusion de toute identité personnelle est surtout due au fait que l’on confonde l’identité personnelle avec l’identité sociale. Ecoutons Clément Rosset à ce propos : « L’identité personnelle est ainsi comme une personne fantomale qui hante ma personne réelle (et sociale), qui rôde autour de moi, souvent à proximité mais jamais tangible ni attingible, et qui constitue ce que Mallarmé, dans le premier de ses Contes indiens, appelle joliment sa « hantise ». Mon fantôme le plus familier sans doute, mais enfin mon fantôme ; et un fantôme n’est jamais qu’un fantôme même s’il vous visite de près et se décide même parfois à prendre carrément votre place […]. »[29] L’identité du moi est ainsi toujours « controuvée ». Prenant la formule rimbaldienne[30] à contre-pied, Clément Rosset nous dit que l’identité du moi est identique de la naissance à la mort. Là encore, le moi ne peut échapper au réel qui l’étreint, car il ne peut guère échapper à lui-même[31]
Aussi Clément Rosset montre-t-il qu’en cas de naufrage, de crise du moi, ça n’est jamais le moi personnel qui disparaît mais bien le moi social. De quoi souffrons-nous alors si ce n’est du sentiment de ne plus exister. Si l’on m’aime bien sûr, c’est que je suis. Le « je » devant être pris ici au sens de l’identité personnelle. Mais là encore, nous avons affaire à un leurre. Le moi social est pour Rosset ce double protecteur, cette identité controuvée à laquelle je peux me raccrocher pour continuer de ressentir le sentiment d’exister. En réalité, comme le réel, toutes ces ombres, ces reflets dans le miroir ne sont que des doubles illusoires : le moi étant idiot, insaisissable, improbable. La position de Rosset vis-à-vis du moi est cohérente avec celle qu’il a toujours tenue vis-à-vis du réel. D’ailleurs dans Le Réel et son double, il déniait déjà au moi le caractère de réalité[32]
L’expérience de la dépression que fit Rosset durant de nombreuses années, – loin de venir contredire ses théories sur la joie (que nous verrons plus loin) –, entérinent cette thèse sur le moi[33]
La joie tragique
Devons-nous désormais désespérer de notre sort ? En quoi pouvons-nous encore croire ? Le réel est réel, mais nous échappe toujours. Le moi est le moi, mais nous est également insaisissable. Clément Rosset nous dépeint une réalité sans reliefs, sans possibilités d’échappées belles, si ce n’est par la fuite dans nos représentations ou dans nos illusions. Le réel est ainsi à la fois impensable et insupportable. La « cruauté du réel »[34], c’est-à-dire à la fois cru, digéré, indigeste, est littéralement invivable.
Il y a donc peu de chances que nous réchappions au réel qui, à l’image de la première philosophie de Rosset, semble être une vision de rien. Autant dire, un rien au sens de ce qui serait désignable ou pensable.
Bien sûr, – et Clément Rosset ne pouvait que le voir –, une telle philosophie, dépeignant un réel insaisissable et incernable, court le risque de nous conduire tout droit au nihilisme ou au désespoir. Or, c’est la seconde solution qu’il choisit. Ses nombreuses lectures de Nietzsche, et des tragédies grecques l’ayant certainement inspiré dans ce sens : Clément Rosset choisit la voie du désespoir tragique que la joie tragique accompagne nécessairement.
Comment ainsi s’arranger avec ce que l’on sait ? D’autant que ce que l’on sait est accablant. La nature cauchemardesque du réel, l’ici asphyxiant dans lequel nous sommes enfermés jusqu’à nous conduire à la nausée ne peut se combattre qu’à partir de l’allégresse et de la joie.
L’allégresse est une grâce. La joie est une délivrance. Les deux n’effaceront rien bien sûr, mais nous empêcheront de sombrer dans la désespérance, dans un nihilisme passif morbide et atrophiant. La terreur qu’inspirait jusqu’ici ce réel sans saveur et insignifiant, l’accablement de l’existence deviendront soudain joie de vivre. Ecoutons Clément Rosset une nouvelle fois : « Reste pourtant une dernière hypothèse : celle d’une satisfaction totale au sein de l’infime même, semblable à la jubilation amoureuse telle que le décrit La Fontaine […]. Hypothèse absurde et indéfendable, répète inlassablement Cioran. Mais c’est justement là le propre de la joie de vivre, et je dirais son privilège, que de s’éprouver comme parfaitement absurde et indéfendable : de demeurer allègre en pleine connaissance de cause, en complète possession des vérités qui la contrarient davantage. »[35]
Jusqu’ici, le savoir qui nous plongeait dans l’accablement soudain nous délivre. Le savoir de l’allégresse n’étant autre qu’un savoir tragique, sans pour autant se confondre avec lui, nous amène à approuver la réalité qui, jusqu’ici, nous insupportait ; or, le propre de l’approbation, c’est la délivrance, le détachement de ce qui, jusque là, nous accablait. Il s’agit alors, comme le dit Jean Tellez, « de considérer, sans arrière-pensées ni remords, la totale suffisance du réel. »[36] Aussi, dans ces conditions, le réel, qui est « don toujours renouvelé de sa présence », dans ce qu’il est, suffit « à nous combler de toute attente du bonheur. »[37]
(Paru dans Les Carnets de la Philosophie, n°12, juill-août-sept 2010.)
[1] Clément Rosset, L’école du réel (ER), « Le démon de l’identité », Paris, Les Editions de Minuit, 2008, p. 311.
[2] Clément Rosset, Le réel et son double (RD), Paris, Gallimard, 1976, éd. Revue et augmentée, 1984, rééd. Folio-essai, 1993, p. 61.
[3] RD, pp. 7-8.
[4] Voir précisément La philosophie tragique, Paris, PUF, 1960, rééd. « Quadrige », 1993 et Logique du pire, Eléments pour une philosophie tragique, Paris, PUF, 1971, rééd. « Quadrige », 1993
[5] Cf. Clément Rosset, L’Anti-nature, Eléments pour une philosophie tragique, Paris, PUF, 1973, rééd. « Quadrige », 1986, p. 75.
[6] Jean Tellez, La joie et le tragique. Introduction à la pensée de Clément Rosset, Paris, Germina, 2009.
[7] Traduite en un langage simple, nous pourrions dire que Parménide a établi que l’être est et que le non-être n’est pas, ce qui veut en d’autres termes dire, pour tout ce qui est doué d’une existence empirique, que tout ce qui est n’existe pas, et que tout ce qui existe n’est pas. Parménide parvient à cette conclusion, car l’être se définit comme l’identique à soi-même et est ainsi incompatible au changement. Le monde sensible étant le théâtre de mouvements et de transformations perpétuelles contredit donc l’identité de l’être à soi-même, et l’être se trouve alors exclu d’office du jeu, paraissant à la fois irréel et impensable. (Voir à ce propos, Etienne Gilson, L’être et l’essence, Paris, J. Vrin, 1948, 1972, 1994, 2000, p. 24 et sq.)
[8] « Platon veut manifestement désigner par elle, dans l’ensemble des objets de connaissance, ceux qui méritent véritablement et pleinement le titre d’êtres, ou, en d’autres termes, ceux dont on peut dire à bon droit qu’ils sont. », Etienne Gilson, op. cit., p. 27.
[9] Voir à ce propos Clément Rosset, Le monde et ses remèdes, Paris, PUF1965, rééd. « Perspectives critiques », 2000, p. 147.
[10] Sans entrer dans les détails, il nous faut néanmoins préciser que cette interprétation de la doctrine de Platon n’est pas figée, et qu’elle a donné lieu à de nombreux commentaires. Pouvons-nous considérer, sans excès, que les Idées existent bel et bien, ou seraient-elles en réalité de simples objets de pensée ? Nous n’envisageons pas de répondre au vaste problème métaphysique qui s’ouvre ici, et renvoyons le lecteur, une fois de plus, à Etienne Gilson, op. cit. p. 30 et sq.
[11] ER, p. 102.
[12] Ibid., p. 103.
[13] Ibid., p. 104.
[14] « La densité du réel signale au contraire une plénitude de la réalité quotidienne, c’est-à-dire l’unicité d’un monde qui se compose non de doubles mais toujours de singularités originales (même s’il leur arrive de se « ressembler ») et n’a par conséquent de comptes à rendre à aucun modèle, – philosophie du réel, qui voit dans le quotidien et le banal, voire dans la répétition elle-même, toute l’originalité du monde. Aucun objet, aux yeux de cette philosophie du réel, qui puisse être tenu pour « original » au sens métaphysique du terme ; aucun objet réel qui ne soit fabriqué, factice, dépendant, conditionné, de « seconde main ». Tout y est, si l’on veut, doublure, au gré au moins d’une certaine sensibilité métaphysique ; mais ces « doublures » ne copient aucun patron et sont par conséquent chacun des originaux. » Ibid., p. 94.
[15] Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie, (RTI), Paris, Les Editions de Minuit, 1978, rééd. en poche en 2004.
[16] ER, p. 91.
[17] Jean Tellez, op. cit., p. 71.
[18] RTI, p. 29.
[19] ER, p. 114.
[20] Clément Rosset, L’Objet singulier (OS), Paris, Les Editions de Minuit, 1979, 1985, p. 23.
[21] ER, p. 112.
[22] Ibid., pp. 118-119.
[23] Voir Clément Rosset, Le démon de la tautologie (DT), Paris, Les Editions de Minuit, p. 12 et sq.
[24] ER, p. 313.
[25] Ibid., p. 319. (« C’est une même chose que de penser et d’être », Parménide, Poème, fragment III, cité par Clément Rosset.)
[26] Clément Rosset, Le Philosophe et les sortilèges, « Ici et ailleurs », Paris, Les Editions de Minuit, 1985, p. 59.
[27] DT, p. 57.
[28] Clément Rosset, Loin de moi. Etude sur l’identité (LM), Paris, Les Editions de Minuit, 1999.
[29] Ibid., p. 28.
[30] « Je est un autre », Une saison en enfer.
[31] « Je puis naturellement paraître autre ; mais alors c’est le moi social qui change, à la faveur par exemple d’une double identité rendue possible par de faux papiers ou l’appartenance à des réseaux d’espionnage, – le moi social et pas le moi « réel » qui ne change jamais. Le problème tourne ici autour du sentiment, véritable ou illusoire, de l’unité du moi, dont on nous assure qu’il est indubitable et constitue un des faits majeurs de l’existence humaine, encore qu’on soit incapable de le justifier et même simplement de le décrire. » LM, p. 13.
[32] RD, p. 122.
[33] Voir à ce propos l’analyse de Jean Thellez, op. cit., p. 81 et sq.
[34] 1) Être éphémère et insignifiant, 2) Être unique, d’une unicité irrémédiable et sans appel. (Cf. Clément Rosset, Le principe de cruauté, Paris, Les Editions de Minuit, 1988, p. 18.)
[35] Clément Rosset, La force majeure, « Post-scriptum : le mécontentement de Cioran », Paris, Les Editions de Minuit, 1983, p. 101.
[36] Jean Tellez, op. cit., p. 139.
[37] OS, p. 140.