La relation qu’entretient l’art contemporain aux technologies a quelque chose d’impensée et de ridicule qui confine au symptôme. Elle varie entre l’indifférence fondée sur un a priori négatif parce que, comme on dit, c’est simplement de la technique (selon la vieille séparation des arts libéraux et mécaniques) et l’exigence de la démonstration de force. Le numérique doit étonner, il doit permettre l’immersion, l’oeuvre totale, l’innovation esthétique et industrielle dans des festivals, dans des foires, dans des conférences. Que sais-je encore? Les artistes s’intéressant au numérique sont cernés d’alibis de toutes sortes. On leur demande de rendre des comptes, de parler à la place d’autres, d’adopter le langage du conservateur, de l’ingénieur, de l’entrepreneur. Ils doivent toujours se justifier: et l’art? Et la technique? Et pourquoi? Et comment ça marche? Il n’est pas étonnant dans ces conditions biaisées d’avance, que la plus grande part des productions soient naives et comme déconnectées de certains soucis contemporains.
Cette relation maniaco-dépressive teintée de froideur place les arts numériques dans une impasse. Le jeu a été joué d’avance, avant les oeuvres, avant les expositions, avant les tentatives et les expérimentations. Les gens ont déjà un avis sur toutes ces questions parce qu’il y a une surdétermination qui régie l’ensemble de la société.
Les arts numériques sont en général placés dans une petite case, pour faire jeune, parce qu’il en faut bien ici ou là, parce qu’il faut aussi tenter, essayer. Ils ne sont pas intégrés dans un ensemble. Ce soupçon rend leurs approches difficiles. L’anticipation est trop grande, l’idéologie règne alors que l’expérience esthétique devrait s’ouvrir. Il y a les pro-techniques, les anti-techniques et ce sont finalement les mêmes. Ils s’entretiennent les uns des autres. Ils ont finalement la même conception instrumentale et anthropologique de la technique.
Pendant que certains commissaires regardent cela avec un certain mépris et préfèrent les formes de créations plus classiques parce qu’elles semblent plus artistiques et qu’il faut bien préserver le grand art, à ce moment précis, dans l’instant de cette décision indifférente, ils pianotent sur leurs claviers, vont sur Internet, prennent des rendez-vous sur leurs iphones, passent d’une application à une autre, s’inquiètent d’un appel manqué. Ils sont parfois seuls dans leur bureau, ferment la porte, vont sur un site porno, regardent des petites annonces, jouissent, ouvrent un courriel d’un artiste qui tente de rentrer en contact avec eux, consultent un catalogue et le referment incapable de penser à quoi que ce soit. Bref, ils vivent dans ce monde, de part en part, ce monde tissé par le numérique. Et c’est justement parce que celui-ci n’est pas localisé (comme pouvait l’être la télévision et la vidéo qui correspondaient à un espace-temps délémité), c’est parce qu’il s’introduit dans toutes les fissures du monde, dans tous nos temps laissés, que les commissaires ne voient rien, ne veulent rien voir. Ils se déconnectent du monde, de ce monde parce que l’art doit, selon certains, être justement ce moment de suspension face à l’instrumentalisation de toutes choses. Que le numérique ait modifié de part en part notre relation au monde et notre sensibilité, notre manière de percevoir importe peu. La seule chose qui compte est de maintenir à tout prix, fut-ce au prix du monde dans lequel nous vivons, une certaine conception de l’art, une certaine idée de la culture. Le changement du monde est le moins perceptible parce qu’il faudrait changer de corps, d’yeux, d’oreilles et de doigts pour enfin l’apercevoir. Il faudrait de nouvelles expériences du sensible pour ouvrir à la réflexion ce qui déjà a cours quotidiennement.