David Selig, Juif new-yorkais d’une quarantaine d’années, se considère comme un raté. Il est pourtant télépathe et pourrait profiter de ce don pour faire fortune, conquérir — et garder ! — les plus belles femmes… Mais non, rien à faire, il estime être un monstre tout juste bon à faire le nègre sur des devoirs d’étudiants, incapable de réussir sa vie. La dernière preuve en date : ce talent qu’il déteste tant, mais qui est finalement son seul lien avec le reste de l’humanité, est en train de le quitter ! Apeuré à l’idée de se retrouver seul avec lui même, Selig nous conte sa misérable existence.
Tout le sujet de ce roman tient dans son titre – non son équivalent français, qui est bien trop édulcoré et « clinique » pour se montrer vraiment informatif, mais son titre original, Dying Inside, qui résume à lui tout seul l’épreuve surhumaine que le protagoniste principal de l’histoire doit affronter. Ce thème de la déliquescence de la personne est à l’époque – le tout début des années 70 – un sujet d’écriture assez nouveau dans la littérature de science-fiction car jusqu’à ce moment de l’histoire du genre les pouvoirs parapsychiques s’y trouvaient décrits comme une force et non comme une faiblesse.
D’ailleurs, le terme même de « pouvoir » est bien assez explicite : un pouvoir parapsychique – qu’il s’agisse de télépathie, de télékinésie ou de n’importe quoi d’autre du même acabit – n’est jamais qu’une forme de puissance – sur l’esprit, sur la matière ou n’importe quoi d’autre d’intermédiaire. Bref, c’est un talent, et comme toutes les capacités particulières de la sorte il donne une certaine emprise sur son prochain ou sur les diverses situations auxquelles doit faire face celui qui en est doté : il bénéficie d’un avantage par rapport à ceux qui n’en disposent pas…
Pendant longtemps, la science-fiction n’utilisa ce thème des pouvoirs parapsychiques qu’à travers des problématiques « simples » ou la parapsychologie n’était qu’un des éléments de l’intrigue ; c’est-à-dire qu’il aurait pu aisément être remplacé par n’importe quoi d’autre permettant d’affirmer la supériorité du protagoniste qui en était doté sur ses adversaires. Au fond, c’était à peu près la même chose que de procurer à ce personnage davantage de muscles ou bien des armes de plus gros calibre que ceux de ses rivaux ou ennemis.
C’est ce cliché que démonte L’Oreille interne, en présentant la télépathie comme un handicap au lieu d’un avantage, comme une malédiction, un fardeau, une épreuve. Plutôt que de proposer une autre apologie du triomphe de la force brute à travers une simple transposition de la puissance et de la virilité basse du front dans le domaine de la parapsychologie, Silverberg a ici inversé les choses et nous montre au final un personnage bien plus hanté par cette capacité unique qui le place à part du genre humain que porté par elle.
On reconnait bien là ce genre de complainte propre aux poètes. Car cette capacité à lire dans le cœur des hommes et des femmes est effectivement une transposition en fin de compte, mais de ce pouvoir qu’ont les esprits sensibles de deviner, de ressentir ce qui n’est pas dit, de saisir ce qui reste muet, de retranscrire ce qui demeure confus pour la plupart des autres ; avec pour prix inhumainement élevé une solitude à la fois insupportable et incompréhensible pour l’entourage – qui ne voit dans une telle sensiblerie qu’excentricité, au mieux, ou que folie, au pire.
En fait, c’est surtout de lui que parle Silverberg dans ce livre : David Selig, quadragénaire, juif, new-yorkais, vivant de petits boulots qui lui permettent à peine de joindre les deux bouts, c’est le Silverberg de l’époque où il écrivit ce roman. Et, comme lui, il a un pouvoir en quelque sorte divin : écrivain professionnel, et donc poète sous bien des aspects, il peut saisir l’essence du présent bien mieux que n’importe qui d’autre… mais s’avère incapable d’en profiter – les mots sont si faibles en réalité. Comme Selig, Silverberg possède une puissance de l’esprit aussi incommensurable que pesante… (1)
Mais Silverberg parle aussi de vous, cher lecteur. Car avant de devenir écrivain de science-fiction, il en était bien sûr lecteur ; or, les aficionados de ce genre ont presque tous pour particularité d’être auteur – ou du moins, ils aimeraient l’être : si on en croit les dires de rédacteurs en chef de magazines et de directeurs de collection spécialisés, la masse de manuscrits qu’ils reçoivent d’amateurs est phénoménale, du moins comparée à celle que reçoivent les mêmes types de responsables dans des genres plus « conventionnels » – et proportionnellement au nombre de lecteurs pour chaque genre considéré.
Si la définition de la science-fiction reste à ce jour encore loin d’être complète, il semble que la définition du lecteur de science-fiction soit plus simple à écrire : c’est à peu près la même que celle d’un auteur de science-fiction, sauf qu’il n’est pas publié ; ainsi garde-t-il pour lui tous les rêves et les univers qu’il a échafaudé, les rancœurs qui l’étouffent, les aspirations qui le rongent (2)… comme le fit longtemps Silverberg lui-même avant de se décider enfin à écrire ce qu’il avait sur l’estomac et qui le plaçait à part des autres auteurs de science-fiction de son temps (3).
L’un de ses romans qui l’affirma comme un écrivain majeur est précisément L’Oreille interne : redéfinition complète d’un des thèmes principaux du genre, mais aussi reflet dans un miroir à la fois de son auteur et de ses lecteurs, de leurs vies comme de leurs rêves, ce livre est un classique indiscutable de la science-fiction.
(1) d’ailleurs, outre les éléments biographiques de Selig (âge, héritage religieux, lieu de vie, professions diverses, etc), il est difficile de ne pas remarquer que la première et la dernière lettre de son nom sont aussi celles du nom de l’auteur, ce qui n’est bien évidemment pas un hasard non plus...
(2) cette phrase est à prendre au sens le plus large : parmi les amateurs évoqués il y a ceux qui écrivent mais qui ne parviennent pas à être publiés, et puis il y a ceux qui ont des histoires plein la tête mais ne parviennent pas à les écrire, chacun pour des raisons qui leur sont propres ; quel que soit le cas, sans compter tous les intermédiaires entre ces deux extrêmes, le résultat reste le même et débouche sur une forme ou une autre de frustration.
(3) mérite toutefois d’être mentionné, ou rappelé, que Silverberg eut une production quantitativement phénoménale avant de se faire un nom à travers ses premières œuvres véritablement marquantes, mais ces premiers écrits étaient si peu personnels et en fin de compte si inintéressants qu’ils ne pouvaient en aucun cas jouer le rôle évoqué ici à demi-mots de catharsis – ou du moins quelque chose qui y ressemble plus qu’assez…
Note :
Ce roman fut adapté en film par Patrick Steele sous le titre de Hindsight (1997).
L’Oreille interne (Dying inside, 1972), Robert Silverberg
Gallimard, collection Folio SF n° 265, janvier 2007
338 pages, env. 7 €, ISBN : 2-07-031937-7
- d’autres avis : nooSFère, MatooBlog, Scifi-Universe, Yozone, Quadrant Alpha
- Majipoor.com : le site quasi officiel de Robert Silverberg