Trois livres de Gérard
Titus-Carmel
La bibliothèque d’Urcée
est un très beau livre-catalogue qui nous présente la peinture de Titus-Carmel
durant la période 2006-2009 : dix séries de dix œuvres utilisant à chaque
fois une technique différente et dont l’ensemble forme cette
« bibliothèque d’Urcée », formidable rêverie picturale sur le livre.
Le texte de Marc Blanchet, long et bon, accompagne le lecteur-spectateur dans
sa déambulation parmi les dix « départements » qui composent cette
« bibliothèque ». On notera la remarquable qualité de reproduction
des œuvres ; elle permet au simple lecteur de retrouver la force et la
cohérence de ce travail pictural. On pourrait parler de logique plastique ici,
et d’une rigueur qui fait rêver.
Même souci d’architecture dans la construction symétrique du recueil de poèmes L’ordre des jours. Au cœur du livre, un
long ensemble de cinquante pages, Commune
mesure. Cet ensemble est en prose, mais intègre en son centre une
« incise » (p.88) de quatorze pages en vers libres proches du
décasyllabe. Sur les deux versants de ce massif sont accolés deux poèmes plus
courts, Paysage au revers (prose et
vers libre) et La jonchaie (vers
libres disposés en créneaux). Enfin, au début et à la fin du livre, deux poèmes
intitulés pareillement Jungle, de
formes exactement semblables : vingt-deux poèmes en vers libres suivis
d’une page de prose en italiques. On mesure le souci de bâtir le livre, la
recherche (obsédante ?) d’équilibre, de symétrie, de stabilité, même si à
l’intérieur de cette structure, de cet ordre, sont ménagées des zones d’énergie
et de rupture. Mais poursuivons sur la forte unité du livre : un jardin. Dans
chaque ensemble composant le livre, il est rappelé : « ce jardin
droit et trop égal » (p.37), « ce jardin à deux faces » (p.50),
« jardin océanique » (p.103), « jardin inépuisable » (p.107),
« la mémoire d’un jardin » (p.119). Cet espace a trois
caractéristiques : il est de mémoire, il est proche de la mer, il est
estival. Déjà présent dans d’autres livres de Titus-Carmel, il revient ici
comme une hantise bien plus qu’il n’est revisité par plaisir. La clé de cette
tension nous est donnée par l’expression « ce jardin à deux
faces » : il est à la fois édénique et traumatique, lieu du bonheur
et lieu du deuil. « entre les murs ceinturant le jardin nous éprouvions le
silence du domaine entier où se jouait notre innocence et nous connaissions le
bonheur violent de l’instant pesant vertical comme une fiction sur nos épaules
autant qu’il nous fixait chaque fois plus au centre de cette île où le ciel et
la terre semblaient contigus jusqu’à nous rassembler dans notre apprentissage
du monde » (p.91) Éden donc. Mais tout autant lieu d’un drame :
« Au cœur de ce jardin j’ai durci mes os / J’ai étendu comme linge ma
mémoire à sécher / autant qu’il était possible j’ai suspendu / A ces branches
le récit d’une enfance meurtrie & dévoyée / Et dans l’air si tôt blanchi
par l’absence j’ai reconnu nos noms / gravés boursouflés / Comme sur l’écorce /
la plaie toujours lisible / D’une présence » (p.125)
On le voit, l’écriture de Titus-Carmel demeure à propulsion lyrique et s’assume
comme telle. Mais elle est sans aucune sensiblerie et son noyau d’énergie est
d’une grande violence affective. Mais le lecteur n’en voit que les effets, il
n’y a aucun récit intime explicite, le poème n’est pas là pour ça. Il dit l’irisation
d’une douleur, la torsion d’un paysage passé du bleu au noir :
« m’entends-tu encore, ô ma transparente enfant, toi qui à présent dors
comme pierre parmi les pierres dans la matière du monde ? Depuis la nuit
générale, tu m’accompagnes dans la claire succession des saisons où j’allonge
mon pas à la mesure de l’absence qui tasse la poussière des chemins ;
ainsi tu vois comment, soumis à la morne itération de leurs grands cycles,
j’ajuste mon récit de mourir avec l’image récurrente de ce jardin mis en
pièces, tentant de recomposer mon corps émietté autour d’un centre insituable,
car sans cesse mouvant. » (p.153)
La nuit au corps est un livre très
différent : quatre méditations en prose sur la nuit. L’expérience
personnelle nourrit le texte, mais on croise aussi bon nombre de références
littéraires : Bonnefoy, Jaccottet, Novalis, Hugo, Gracq, Senancour,
Valéry, Michaux, Nerval, Rilke, Quignard, Frénaud… Les sous-titres de chaque
partie appartiennent au vocabulaire de la peinture : « paysage, scène
de genre, nature morte, autoportrait ». Il n’est pas étonnant qu’un
peintre comme Titus-Carmel, donc un artiste de l’espace, de la forme et de la
lumière, soit fasciné par son envers : la nuit noire, informe et sans
bords : « Enfin, tous les contours du monde s’effacent autour de
nous, comme nous-mêmes nous trouvons effacés en nous. » (p.37),
« Tous les objets du monde enfin dissous dans la nuit – et la nuit
elle-même abolie dans son encre : noyade des dessins et des épures dans
une chute sans distance, expansion de l’infini mat » (p.65). Curieusement,
cette expérience de l’anéantissement n’est pas fortement liée à une angoisse de
la mort mais plutôt à un désir d’apaisement. Et le texte développe souvent des
rêveries que l’on pourrait qualifier de bachelardiennes, notamment sur l’air et
l’eau. « Attendre la nuit, c’est comme connaître une diffuse envie de
voler sans but, de s’affranchir du sol, de la proximité des choses lourdes et
mauvaises, de s’alléger du monde. »(p.69) « Et ta poitrine aussi se gonfle,
car remplie de cette ombre liquide, qui semble prête à déborder par toutes tes
pores. Tu es devenu cette superbe outre arrondie de nuit et sa liqueur sombre
qui s’écoule par tes yeux de noyé t’abreuve encore et t’étrangle à la fois.
Jusqu’à l’oubli. » (p.98)
La méditation nocturne peut parfois prendre un tour mystique, mais cela est
rare, et c’est toujours une mystique négative, la nuit révèle l’absence de
Dieu : « La nuit épiphanique, sans dedans ni dehors -, comme
semblable à cette vapeur montant d’un dedans et d’un dehors annulés en nous,
c’est-à-dire sans plus de nom dans l’absence de Dieu… » (p.100)
Peindre, écrire : une même énergie semble guider la main de Titus-Carmel,
et c’est elle qui s’impose à travers ces trois livres.
par Antoine Emaz
La bibliothèque d’Urcée – ed. Musée
de Soissons
144 pages – 30 euros
L’ordre des jours – ed. Champ Vallon
154 pages – 14 euros
La nuit au corps – éd. Fata Morgana
124 pages – 20 €