B. Vers l'extrapolation scientifique comme fondement du récit ?
Campanella et Bacon ont indubitablement une vision idéologique de la science. Il sont les précurseurs du scientisme qui caractérisera les utopies de l'ère post-révolutionnaire (1). La science, à force d'être représentée dans l'utopie, finit par permettre l'éclosion d'un nouveau genre qui, sur le plan épistémologique autant que politique, assurer le relais de la capacité critique de l'utopie : la « science-fiction » (2).
1. Des « novatores » aux ingénieurs sociaux
Il faut revenir à La Nouvelle Atlantide de Bacon : l'enjeu scientifique, on l'a vu, y est double : épistémologique (conférer son automonie à la méthode scientifique) et politique (lui donner un cadre institutionnel idoine sans lequel elle ne peut s'épanouir) : Bacon met au point une réforme structurelle, une véritable ingenierie institutionnelle, centrée non seulement sur la réforme des savoirs, mais aussi sur « la transformation concomitante de leurs modes et de leurs lieux de production ». Il pense la science en mouvement, fondamentale, mais surtout appliquée, ses progrès offrant des applications dont la mise au point peut s'étaler sur plusieurs générations d'hommes. De ce fait, le savant isolé ne suffit plus et il doit être remplacé par un corps d'ingénieurs agissant sous l'impulsion d'un centre décisionnel, sous un encadrement qui ne peut qu'être politique. C'est bien à l'Etat auquel, en dernière limite, Bacon assigne la responsabilité d'articuler politique et science.
Cette vision idéologique débouche naturellement sur le scientisme, dont on peut voir en Campanella et en Bacon les grands précurseurs. La lignée du scientisme, sera notamment illustrée par une utopie française de Sébastien Mercier, paru à Londres en 1772 : L'An Mille Quatre Cent quarante, dont le personnage principal, narrateur qui émerge d'un long sommeil, décrit un Paris de l'avenir, éclairé et vertueux, sans pour autant avoir renoncé aux bienfaits de la civilisation matérielle. Son auteur n'hésitera pas à déclarer, très symboliquement d'ailleurs, que "le télescope est le canon moral qui a battu en ruine toutes les superstitions, tous les fantômes qui tourmentoient la race humaine." Cette profession de foi du scientisme prouve à quel point le message des utopistes des XVIème et XVIIème siècles s'est transmis, par-delà la révolution industrielle. Les utopies scientistes et socialistes de Saint-Simon, de Charles Fourier et d’Étienne Cabet, en sont d'excellentes d'illustrations.
Saint-Simon confie le pouvoir à un « conseil de Newton » qui, aidé d'un « parlement industrialiste » votant les « grands travaux », doit remplacer « le gouvernement du hasard par celui de la science ». Quant à Charles Fourier, il fonde ses Phalanstères sur la loi physique de l'attraction universelle, prônant le respect des attractions passionnelles qui garantiront l'élan créatif et l'efficacité au travail de chaque individu. Au XIXème siècle, note Fredric Jameson, s'opère « un changement structural dans la résolution utopique des problèmes, changement déterminé par l'émergence du capitalisme industriel lui-même (...) la Fantaisie devient le centre de gravité de la construction utopique et commence, inlassable, à échafauder des plans pour améliorer ou neutraliser le capitalisme, ou pour construire en pensée le socialisme ».
2. Des ingenieurs sociaux à la science-fiction.
Touchant à la fin de cette communication, il faut élargir le débat, en le détachant de son contexte : la science doit-elle aider l'Etat à dominer la Nature pour le bienfait des citoyens, comme dans La Nouvelle Atlantide de Bacon, ou doit-elle, à l'inverse, guider l'organisation politique dans la recherche d'une adéquation de la Cité avec l'Univers, comme cela est plutôt le cas chez Campanella ? Il faut se méfier, ici, des réponses hâtives : dans l'utopie de Bacon, bien que dirigée par l'Etat, la recherche scientifique ne débouche ni sur un type de régime politique ni sur un contre-modèle social ; tandis que, chez Campanella, il n'y a effectivement qu'un seul modèle politique, rendu nécessaire par l'infaillibilité du Sage : la « sophocratie », sur le modèle platonicien.
La réponse n'a d'ailleurs pas besoin de la concrétisation dont rêvait les utopistes du XIXème. Elle peut être apportée sous la forme d'une « expérience de pensée », sous couvert de fiction. On passe alors de la « représentation » de la science à « l'extrapolation » des possibilités techniques qui en découlent. Bref, à des textes où « le merveilleux est soumis à un strict principe de régulation ; il ne peut être que l'amplification émerveillante de choses connues ou d'idées raisonnables ». C'est là que l'utopie, mâtinée de science victorieuse et omnipotente, débouche sur la science-fiction.
Dans la toute première acception du genre, la science-fiction associe un optimisme fondamental, la croyance au bonheur par la science, et un désir profond d'anticipation. L'oeuvre de Herbert G. Wells (1866-1946), et en particulier, Quand le dormeur s'éveillera et La machine à explorer le temps, l'incarne parfaitement, puisque l'auteur y conjugue l'utopie scientifique avec des thèmes tels que les manipulations génétiques, le voyage dans le temps, la civilisation de demain, tous promis à une grande postérité.
Lorsqu'elle glisse vers la dystopie futuriste, au tournant du XXème siècle, avec des auteurs comme Aldous Huxley ou George Orwell, la science-fiction devient, à la suite de l'utopie, l'outil rêvé des sciences sociales, au point de provoquer la formation de Science Fiction Studies, sur le modèle anglo-saxon déjà éprouvé, y compris en France. En ouvrant la voie à bien des types de sociétés, elle prouve, en définitive, sa dimension humaniste. Selon Fredric Jameson, l'utopie est, aujourd'hui, « un sous-ensemble socio-économique de la science-fiction » dont la « gravité », épistémologique autant que politique, rappelle celles qui sous-tendaient La Cité du Soleil et La Nouvelle Atlantide.
Ugo Bellagamba