Deux étés

Publié le 10 août 2010 par Letombe
Michel BoujutJournaliste, critique de cinéma et écrivainInscrit(e) depuis Jan. 2010">

Cet été  nous renvoie à un autre, celui de juin 40, sous le même ciel bleu et le même chaud soleil jouant à cache-cache avec les mêmes nuages. Nous avons suivi jour après jour, sur une double page du «Monde», le désastre absolu, la débâcle d'un pays qui vacille dans la stupeur et dans la honte. Aux premières loges du cortège inouï de l'exode où tout un peuple prend le chemin du renoncement, le ventre vide, la gorge sèche et le cœur en charpie. Des âmes mortes en perdition, traumatisme ineffaçable.

De cette vision dantesque, Eric Alary a dressé tout à point le plus juste des tableaux dans «L'Exode un drame oublié» (Perrin). Puisant à des sources inédites, témoignages, correspondances, fonds publics ou archives privées, mais aussi journaux intimes et fictions romanesques, l'historien tisse les mille et une histoires individuelles inscrites dans le creuset de la tragédie collective. L'ampleur de l'effondrement se lit à chacune de ses pages dans la course éperdue de millions de réfugiés jetés sur les routes, sous le hurlement des Stukas. La fresque historique respire de tous ces souffles rassemblés, de tous ces destins bouleversés, comme autant d'instantanés d'une éternité suspendue à jamais. C'est « l'histoire sensible et sociale » de l'exode, ses causes et ses effets, qui nous est ainsi contée à la bonne distance, avec le recul nécessaire.

   Il ne faudrait pas manquer pour autant un petit récit à la première personne, écrit à chaud dès le mois de juillet 40, et qui éclaire d'une lumière frisante l'aventure d'une famille prise dans la tourmente : «Sur les routes avec le peuple de France», de Marguerite Bloch (chez Claire Paulhan), la femme du journaliste et écrivain communiste Jean-Richard Bloch. De Paris à Poitiers, du 12 au 29 juin, c'est son journal sauvé de l'oubli qui nous est révélé soixante-dix ans plus tard dans une édition élégante et érudite. «Il m'est venu entre les mains, note à l'époque Jean Paulhan, un beau et poignant récit qu'une Française a fait très sobrement de son long voyage sur les routes.» Et de se demander : «Quand et où cela pourra-t-il voir le jour ?»

   Marguerite Bloch fait revivre dans ce «document sans prix» (Paulhan toujours) les jours fatidiques de l'année terrible. La petite troupe qui l'accompagne est composée entre autres de sa fille Marianne qui est enceinte, de «Mops», une réfugiée allemande anti-fasciste, du peintre flamand Frans Masereel et de son épouse. (Ce sont les planches réalisées alors par ce dernier qui illustrent le livre, choix judicieux.) Le road movie commence en voiture, jusqu'à la panne sèche, se poursuit en  train (dix kilomètres en douze heures !), essuie un bombardement, avant de se transformer en équipée pédestre, étape après étape et sac au dos. «Il fait très chaud, très soif, on n'avance guère. C'est de nouveau la grande foule, hallucinante. Le cauchemar continue. Les villages aux fenêtres bouchées, aux maisons mortes. Cela me donne envie de crier. Où êtes-vous, mes compatriotes, mes frères ? L'étrange silence de cette foule me paraît un hurlement.» Dans le chaos, soudain une éclaircie. «A Dun-le-Poëlier, les habitants n'avaient pas fui, ils étaient là, dans leur petit train quotidien, à soigner leurs vaches, à cueillir leurs petits pois, à arroser leurs haricots.» Marguerite et les siens dorment dans des draps propres et ont droit, le lendemain matin, à un grand bol de café au lait, au moment où les Allemands font leur entrée dans le village. «C'est extraordinaire, remarque-t-elle, à quel point ces très jeunes soldats manquent d'allure, l'air las, abandonné, sans gaîté...»  La longue marche reprend par Graçay, Vatan, Levroux (éventré par un bombardement), Buzançais, Mézières en Brenne, Lingé, Chauvigny, dernière étape avant la Mérigote, près de Poitiers, où les Bloch ont leur maison de famille. A l'heure du désastre, c'est une France des villages et des  chemins de traverse que nous fait ainsi découvrir ce récit écrit d'une plume aussi nette que la conscience qui l'inspire. Une lecture qui s'impose en cet été 2010 dont les relents sécuritaires n'évoquent que trop les temps maudits.

Par Michel BoujutJournaliste, critique de cinéma et écrivainInscrit(e) depuis Jan. 2010">Michel Boujut

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