La progression de Sophie G Lucas a été continue depuis cinq
ans, et cinq recueils. Depuis l’initial : « ouh la géorgie » parue dans la
petite collection Polder. A hésiter
même sur son identité, pour revenir à celle-ci. Certains auraient été en droit
de se demander si elle n’allait pas se laisser prendre dans un jeu
d’influences, desquelles elle n’aurait pu se départir. L’observateur bien avisé
jugera définitivement avec cet ensemble chez un tout nouvel éditeur que la
cause est entendue et que Sophie G Lucas place sa voix d’une façon originale et
personnelle au sein de la poésie contemporaine.
Pour preuve ? La forme d’abord. Le vers court, coupé souvent entre deux
syllabes d’un même mot, ce genre d’enjambement automatique, où l’on devine
l’ombre d’un bégaiement. Comme une langue qui bute sur son propre sens. Ensuite
un recueil structuré en quatre parties où chacune revendique son autonomie par
une forme spécifique : entre poèmes en vers et poèmes en prose. Dans la
première, les titres sont simplement lancés par un nom (terre ou bâche) ou un
prénom, le plus souvent, suivis d’une virgule, à la fois discrète et
démonstrative, coiffant et enchaînant les mots qui suivent. Enfin, le plus
important, au fond, même si sans ces préliminaires indispensables, rien
n’aurait la même résonance. L’auteur présente une collection de portraits de
tous ces gens à qui la société n’a même pas trouvé de nom, qu’on appelle par
acronyme SDF ou par emprunt squatter. On se souvient de Sangatte et de la jungle
où se trouvaient mélangés tous ces hommes, le plus souvent, ayant quitté au
péril de leur vie et dans l’exploitation la plus sordide, leur pays, classés
tiers monde, pleins d’espoir, pour rejoindre sur le sol du pays des droits de
l’homme le quart monde le plus misérable. Ainsi Sophie égrène-t-elle ces photos
de quelques-uns de ces êtres humains au milieu de leur dèche et de leur
désespoir. Titres vocatifs, je l’ai dit, avec leurs prénoms comme un emblème et
comme dernière preuve de leur existence au sein de la communauté humaine qui
les a marginalisés dans le dernier cercle des exclus. Et ces autres : « bâche »
», ou « chêne », comme contrepoints soudain personnifiés, de ces
hommes, si proches et si fragilisés, perdant leur humanité. Les proses
permettent surtout de mieux décrire, on quitte l’intériorité et l’émotion pour
énumérer ce qui fait le tour de la personne, le décor, fait d’objets
quelconques, nécessaires cependant à la survie, à court terme. La photo est
prise, un peu dans le flou des arrière-plans des autres bouts de la planète. Il se dit qu’il s’est perdu quelque part au milieu
des autres. Le monologue aussi de celui qui a élu pour domicile le banc du
quai de la gare routière. Au bord de partir, à jamais, ou de rentrer chez lui.
Embarcadère au beau milieu de l’eau. Enfin le père qui faisait partie de toute
cette bande de malheureux, de délaissés, de chômeurs broyés par la vis du
pressoir économique, ces moujiks pour
reprendre le titre général, qui referme le recueil pour signifier que ce peuple
de bannis appartiennent à sa famille non seulement de coeur mais de chair. Ce
livre est un hymne pour les pauvres du monde entier. Musique musique,
politique. Lorsque la poésie se met au chevet de la réalité la plus crue.
Par Jacques Morin
Sophie G Lucas :
moujik moujik
Editions des Etats civils (58, rue Marengo – 13006 Marseille)
12,50 €.