Mots-clés : classe moyenne, France, inégalités sociales, fiscalité, emploi, logement, revenu, propriété, mode de vie, hauts revenus, déclassé, populaire, héritiers, chômage, modèle français, Etat-providence, Louis Chauvel, concours, talents, éducation, fiscalité, travail, patrimoine.
English summary: Is middle-class happy in France? Social inequalities are growing since the 80s and the state redistribution is in question. Economical stagnation let upper-class heirs with assets (cultural, educational and influential friends) but the others have not. It creates inequality in unemployment and for young people. Rich become richer in the same time that poor become poorer, just because rich can work and buy properties. The French elite are proud of the ‘model’ but times have changed and it must be modified for the safe of democracy. The education system, the fiscal system, the work system, the employment system must be changed.
Après les transformations sociales de la France des années 1960 et 1970 cette perception consensuelle est remise en cause. Les inégalités sociales ne diminuent plus à partir des années 1980 (sous la gauche au pouvoir, déjà). Elles prennent parfois de nouvelles formes. On évoque la perte de pouvoir d’achat due à l’inflation et à la stagnation des salaires (voir la dernière note de conjoncture INSEE), l’augmentation de l’insécurité économique et sociale, les moindres prestations et réductions d’impôts, le favoritisme fiscal envers les moins lotis ET envers les plus aisés. « Le malaise », comme le dit Jean Ruhlmann, historien de Lille III et professeur à Science Po lors du colloque (référence in fine), « est lié aux politiques publiques ». La question fiscale et les prestations d’aides à l’emploi et au logement mobilisent. La confrontation reste surtout verbale mais le vote s’oriente explicitement vers qui réhabilite le travail.
Bien-sûr, les 10% les plus pauvres et les carrément « exclus » manifestent et se révoltent parfois, dans un sentiment d’injustice qui rappelle que Marx n’est pas qu’un observateur du passé. C’est à la démocratie d’assurer une répartition plus juste des ressources créées par l’économie afin de désamorcer cette « lutte des classes » qui reprend à chaque exclusion. Des associations agitent les revendications des « sans » : logis, papiers surtout, - travail beaucoup moins. Leur combat est juste et généreux, j’en ai parlé à propos d’Emmaüs, même s’il prend parfois la forme de ‘fabriquer de l’image’ pour récupération médiatique et rapport de forces (les tentes derrières Notre-Dame). La forme que prend « la démocratie » en France est belle bien archaïque, hiérarchique, centralisée, autoritaire – bonapartiste. Les intermédiaires de la ‘société civile’ dont parle Pierre Rosanvallon y sont affaiblis et contraints par le lobby des professions d’Etat (politiques, syndicats, fonctionnaires) – un quart de la population active. Or ce sont ces groupes intermédiaires qui forment la vie de la classe moyenne.
La France a beaucoup d’associations – mais elles sont peu impliquées dans le débat citoyen : elles le contournent par le sport, le culturel, l’environnement. Au contraire des pays du nord (dont le civisme est tant vanté à gauche…). Au contraire aussi des pays anglosaxon, où les contrepouvoirs démocratiques sont réels : commissions du Congrès, opposition de Sa Majesté, presse tenue par des groupes de presse (pas par des marchands d’armes) et dont le prix en kiosque n’est pas handicapé par un monopole syndical officiel (le Livre). Cette absence de savoir-faire démocratique, d’habitudes du débat large et ouvert, fait sans doute beaucoup pour radicaliser les positions. Ce qui expliquerait le score sans équivalent ailleurs des extrêmes en France – et qui donne un piètre bilan de notre « démocratie ». Pas la peine de cocoricoter en paradant, pas la peine de donner des leçons au monde entier : « la démocratie », nous ne savons pas faire. Nous ne l’envisageons que comme « l’ordre serré » du caporal Bonaparte, « garde-à-vous » et mobilisation de tous contre l’ennemi comme sous Robespierre. Les « anti » rêvent de déstabiliser « le système », répétant mimétiquement les révolutions du siècle antépénultième et les guerres de religion encore plus antiques. Avec peu de succès – heureusement pour les classes moyennes - mais la lutte des « petits » contre les « gros » est toujours populaire depuis David et Goliath.
Les études sociologiques constatent assez peu de différences d’opinion selon le niveau de revenu, mais des inégalités croissantes en matière d’accès à la propriété, de patrimoine, de niveau de vie ressenti et d’état de santé perçu. S’il existe de fait une relative convergence des modes de vie, des pratiques culturelles, des biens d’équipement, et des relations sociales, la situation des « classes moyennes » ressemble cependant plus à celle des bas revenus qu’à celle des hauts revenus. Depuis 25 ans, les hauts revenus se détachent de plus en plus des autres catégories sur de nombreux aspects du mode de vie, notamment l’endroit de résidence et le recours aux écoles privées. Et c’est sans doute cela qui donne le sentiment aux membres des classes moyennes d’être relégués dans la ‘masse’, en bref « déclassés ».
Leur hantise est alors de se distinguer du ‘populaire’ – et surtout des comportements et modes de vie du populaire des populaires : les ‘immigrés’. Il s’agirait donc moins de « racisme » ou même de xénophobie que de la peur de devenir « comme eux », de redescendre « aussi bas » sur l’échelle sociale. Cela marque la sensibilité envers tout ce qui vient de « la banlieue » (bon ou mauvais). Cela justifie l’importance symbolique du récent débat sur la carte scolaire. Cela explique le consensus harmonique contre « les richissimes », patrons à stock-options, traders à bonus, consommateurs d’« ultraluxe » (récent dossier du Monde2) et people à paillettes qu’étalent complaisamment Gala, Ola, Jours de France et Paris-Match (j’en oublie). Les patientes des coiffeurs et les patients des dentistes les dévorent avec cette ambivalence qui mêle envie et exemple, rêve et jalousie – ce qui fait jouer au Loto et vendre l’essentiel de la presse dite « people » - pas de petits bénéfices…
L’angoisse diffuse de la classe moyenne est due à la stagnation des salaires. Il faut ajouter la faible inflation depuis les années 1990, les exigences de productivité et l’effet de blocage salarial des 35 heures. Mais la cause principale en est le malthusianisme économique des années Mitterrand et Chirac où le ‘yaka’ politique a remplacé la nécessaire réflexion sur les blocages structurels, au rebours des autres pays développés. La stagnation d’une économie fait régresser socialement. Denis Olivennes a très justement pointé la très française « préférence pour le chômage » qui rend difficile tout licenciement – donc empêche d’embaucher. Dès lors, ce sont « les héritiers » (au sens de Bourdieu et Passeron) qui se retrouvent favorisés : dans la course aux études et aux meilleurs établissements, par leur réseau social, par leur comportement ‘conforme’ aux préjugés de ceux qui font passer les concours comme des recruteurs du privés.
Le revenu est en outre réduit par les variations de prix entre les abonnements ‘obligatoires’ qui montent (assurances, charges de logement, essence, eau et électricité, téléphone mobile et internet…) - et les biens d’équipement de la maison (ordinateurs, télé, machine à laver) qui baissent. Les variations fortes des actifs immobiliers font du logement le premier poste de dépenses. L’anxiété sur le chômage possible, l’avenir des retraites et la galère des jeunes (mal formés, mal informés), le sentiment d’une régression sociale entre générations n’arrangent rien. Nombre de jeunes Français parmi les meilleurs s’exilent donc à l’étranger, au moins pour un temps, afin de respirer un autre air.
La répugnance française à changer de « modèle » tient pour une part à la génération des plus de 50 ans qui s’accroche aux postes : avec 9 élus seniors pour 1 de moins de 40 ans, l’Assemblée nationale française affiche l’une des moyennes d’âge politiques les plus élevées d’Europe. Sans parler des entreprises où les PDG répugnent à passer la main. D’autre part au sentiment d’avoir « réussi » jadis la reconstruction d’après-guerre. Sont considérés comme des péripéties transitoires tout ce qui a pourtant bouleversé le monde depuis 30 ans : les hausses du pétrole (1973 et 1979), la désindustrialisation lourde (textile, acier, chantiers portuaires), les changements induits par les nouvelles technologies, l’émergence de pays puissants (Chine, Inde, Brésil, Nigéria…) Le « modèle » français ne devrait-il seulement que les subir avant d’en ressortir plus fort – mais intact ? L’orgueil hexagonal, renforcé par un système médiatico-intellectuel très fermé, fonctionne beaucoup sur ce genre de déni. Pas touche au modèle de papa, pas touche aux statuts, pas touche à la sélection par les maths, pas touche à la massification sans sélection de l’université, pas touche aux réglementations du travail, pas touche aux syndicats nommés représentatifs sur liste administrative…
De plus, nombre de politiques (passés par l’ENA où l’Etat est glorifié contre vents et marée) confondent causes et conséquences : ce n’est pas l’Etat-providence qui a créé la classe moyenne, c’est bel et bien l’essor économique (comme partout ailleurs - même en Chine d’aujourd’hui). Surtout celui des Trente glorieuses. Si l’on remet la construction sur ses pieds, on constate que l’efficacité de l’Etat est d’autant plus grande qu’il accompagne l’essor, en disposant de marges de manœuvres. Celles-ci proviennent des impôts et taxes que seule la croissance économique est capable de produire. A l’inverse, trop de garanties statutaires et de blocages réglementaires ont pour effet, en situation de stagnation économique, de faire exploser le chômage. Avec toutes les conséquences sociales qui en découlent. Et la conséquence malheureuse que le Budget de l’Etat ne peut plus suivre l’explosion concomitante des prestations redistributives. Les plus pauvres alors se paupérisent encore, tandis que les nantis se débrouillent, étant seuls à même de trouver du travail par leur réseau et de renforcer leur capital scolaire, seuls à même d’investir encore un tant soit peu dans l’immobilier (pour les enfants et petits-enfants) – donc seuls à même de s’enrichir sans même le vouloir !
Louis Chauvel note que le système fiscal français surimpose le travail, au contraire des grands pays proches, empêchant désormais la constitution du patrimoine avec ses seuls revenus. Ce qui était encore possible il y a 15 ou 20 ans ne l’est plus. Il pointe également l’écart abyssal entre les pays nordiques, où la jeunesse passe d’abord un certain temps à travailler pour s’insérer dans la vie adulte, AVANT d’entreprendre des études supérieures – et la France, où la vie entière se joue sur un concours passé vers 20 ans. Le monde actuel favorise-t-il cette forme très hexagonale de méritocratie fondée sur les maths et sur le comportement acquis en famille ? Ou est-il plutôt la reconnaissance du talent personnel et du travail fourni tout au long de la vie ? Le mode de renouvellement des élites, en France, apparaît d’une moindre efficacité démocratique…
Alors, OUI, la société de classe moyenne est remise en cause. Les politiques publiques auraient donc tout intérêt, si elles veulent maintenir le consensus démocratique, à s’orienter vers :
1. L’éducation (notamment l’offre scolaire, à décentraliser) et la formation (tout au long de la vie) ;
2. L’emploi, avec aide réelle à la recherche pour les chômeurs (comme en Suisse et en Scandinavie), et l’emploi public à rationaliser mais à laisser ouvert (avec passerelles privé/public et entre administrations) ;
3. La fiscalité, l’arbitrage travail/patrimoine ;
4. Les régulations du travail à assouplir en contrepartie d’un compte formation et retraite personnalisé.
Ces notes utilisent les travaux d’un récent colloque du Centre d’Analyse Stratégique, dont le site donne de nombreuses informations.
Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, Seuil, collection ‘La République des Idées’, 2006, 108 pages
L’émission de France-Culture ‘L’esprit public’ du 16 décembre avec Louis Chauvel, en podcast jusqu’au 22 décembre.
Avant-hier : (1) Qu’est-ce qu’une classe sociale ?
Hier : (2) Pourquoi la classe « moyenne » ?