Ce qui rend sa lecture étonnante pour la française, passionnée de cuisine que je suis, c'est de me rendre compte combien notre patrimoine gastronomique européen, est perçu comme "exotique" du point de vue d'une asiatique.
Cet ouvrage est donc un double plaisir littérairement et culinairement parlant.
J'ai aimé la simplicité avec laquelle Kyung-Ran Jo raconte comment elle fait le deuil d'une relation amoureuse qui l'amène à quitter l'école de cuisine qu'elle avait fondée avec son conjoint. Les mots sont simples comme des produits frais ; les phrases brèves et fluides comme des plats équilibrés ; les chapitres courts s'enchainent comme les plats d'un menu de dégustation.
Couper en julienne des carottes toutes fraiches. Ajouter huile d'olive, ail haché, jus de citron, sel, poivre. Attendre 4 heures au frigo. Saupoudrer de persil haché avant de servir. (p.14)
Elle fait de la cuisine comme d'autres jouent au poker. A coups de bluff qui peuvent être des coups de maitre. Il lui suffit de regarder intensément un ingrédient pour imaginer un emploi détourné. Exemple (p. 9) Si vous n'aimez pas les champignons, remplacez-les sur une pizza par une pomme coupée en tranches de 5 mm d'épaisseur. Cela donne une certaine fraicheur à la pizza en y ajoutant un gout un peu sucré et une texture croquante qui change des champignons légers et fades.
Sa devise pourrait être la mienne : la diversité et l'improvisation sont les deux choses les plus importantes en cuisine. Et chaque plat devient un trésor.
Comme le héros de Martin Suter rend hommage à la vieille dame qui lui a appris les bases de la cuisine (en l'occurrence aphrodisiaque), K cite volontiers les commentaires de sa propre grand-mère. La transmission de la passion pour la cuisine est classiquement transgénérationnelle.
On pourrait établir plusieurs autres parallèles, avec Mangez-moi d'Agnès Desarthe, avec la scène d'improvisation culinaire de Cate Blanchett dans le film Bandits sur la musique déjantée de Holding out for a hero (reprise dans Shrek 2)
On apprend aussi combien Hemingway était un fin gourmet qui adorait les huitres, l'obsession de Gogol pour la nourriture, la toxicomanie de Balzac pour le café (il en est mort), le culte de Kant pour la moutarde, que Toulouse-Lautrec ajoutait de la muscade dans son porto et que le dernier repas de François Mitterand fut composé d'ortolans.
Je recommande cette lecture au végétarien Franz-Olivier Giesbert dont la lecture de son Très grand amour m'a désenchantée. Cet amateur de tomates se régalera des anecdotes de K. Il apprendra que le chou est un légume né des larmes, que le mot restaurant vient de "restaurer" , rétablir des forces, que le plus ancien livre de cuisine a été écrit par le romain Apicius et qu'en cuisine, probablement comme en littérature, il faut satisfaire l'appétit, flatter le goût mais jamais offrir la perfection afin de laisser le désir de quelque chose d'encore meilleur la prochaine fois.(p.150)
L'ouvrage est intellectuellement très sensuel, jamais donneur de leçons. Même si tous ses renseignements botaniques sont rigoureusement exacts il reste un roman.
Les souvenirs sont comme un moulinet aux pointes acérées (p.116). Mise en bouche n'est pas un roman à l'eau de rose et la fin est diabolique. C'est sans doute à cause de ce dernier chapitre que j'ai mis du temps à écrire cette critique. Je m'étais tant reconnue dans l'auteur que j'ai craint un moment de la copier jusqu'à cette extrémité. Mais je reste lectrice et pas imitatrice.
Mise en bouche m'a été envoyé par les éditions Philippe Rey dans le cadre du partenariat avec Babelio. Merci à eux.