"Puisse venir le jour (et peut-être bientôt) où j'irai m'enfuir dans les bois sur une île de l'Océanie, vivre là d'extase, de calme et d'art. Entouré d'une nouvelle famille, loin de cette lutte européenne après l'argent. Là à Tahiti je pourrai, au silence des belles nuits tropicales, écouter la douce musique murmurante des mouvements de mon cœur en harmonie amoureuse avec les êtres mystérieux de mon entourage. Libre enfin, sans souci d'argent et pourrai aimer, chanter et mourir. Lettre de Paul Gauguin à sa femme.
" Je pars pour être tranquille, pour être débarrassé de l'influence de la civilisation. Je ne veux faire que de l'art simple ; pour cela j'ai besoin de me retremper dans la nature vierge, de ne voir que des sauvages, de vivre leur vie, sans autre préoccupation que de rendre, comme le ferait un enfant, les conceptions de mon cerveau avec l'aide seulement des moyens d'art primitifs, les seuls bons, les seuls vrais " . a jules huret p.gauguin devant ses tableaux
: le peintre hésiteentre Madagascaret cette destination selon plusieurs critères (cout du voyage et de la vie, état sanitaire de la population mais aussi exotisme inspiré de Loti). À Tahiti, on l'a vu, il pense pouvoir vivre presque sans argent ; il lui suffira pense-t-il de lever les bras pour cueillir les fruits nécessaires à sa subsistance. Surtout il recherche toujours plus loin un paradis mythique (imaginaire ?) censé vivifier sa créativité d'artiste. (il inaugure ainsi ce qu'on a appelé le primitivisme). Il a souffertde l'incompréhension de ses contemporains, essuyé l'hostilité ironique ou indignée des critiques, connu la mévente de sa production artistique, source de misère jointe aux récriminations de sa femme Mette. Cette fois, confrontantTahiti ou Madagascar à l'Europe " : "
c'est chanter et aimer "aux labeurs des hommes et des femmes européens nécessaires selon lui pour satisfaire leurs besoins vitaux. Là bas, il pourra se consacrer aux " grands travaux de l'art "sans souci des rivalités artistiques Il écrit finalementà Odilon Redon
Une ventede ses œuvres, organisée pour financer son entreprise obtient un relatif succès (9860frs). Après un trajet parCopenhague pour embrasser femme et enfants(qu'il n'abandonne donc pas contrairement à la légende) suivi d'un banquet d'adieu de 45 personnes que préside Mallarmé , un voyage de soixante trois jours le conduit à Papeete où il débarque le 9 juin 1891. Il est pourvu d'une mission officielle " gratuite "le chargeant d'étudier paysages et coutumes du pays, " du point de vue de l'art ".Cette mission le fera d'abord bien accueillir par les officiels et les notables du pays.
Dès ses débuts dans la peinture,Gauguinavaitcherchéunevéritéconfusément pressentie en Bretagne,Ainsi s'était déposé en Gauguin, avec le souvenir des ciels lointains " où jamais il ne pleut ", l'envoûtement des terres exotiques et de leurs divinités. Il cherchait l'inconscient, et l'inconscient en lui parlait ; il parlait la langue des dieux barbares rencontrés en ses jeunes années ou à travers ses ancêtres. Il les portait en lui, ces dieux, qui n'y laissèrent jamais entrer l'Olympe grec et qui, peu à peu, le ramenèrent, reconquis, à leurs pieds, jusqu'à répudier ses mœurs, sa solidarité de blanc, jusqu'à rede-venir un sauvage. A travers l'espace, Gauguin n'a cessé de tâtonner pour répondre à leur appel, à leur injonction : déjà, à dix-sept ans, matelot, il ralliait les lointaines Amériques, Rio de Janeiro ; puis c'était la Bretagne, bout du monde européen ; puis, en 1887, le voyage de Panama, achevé à la Martinique. Mais il lui fallait plus, il lui fallait encore trouver le Pacifique, s'y perdre dans les îles d'Océanie . rene huygue.op.cite.(c'est moi qui souligne ici).
Les iles sont par ailleurs le théâtre d'un conflit entre les communautés protestantes anglaises (qui ont traduit la bible en tahitien), les fonctionnaires républicains chargés de défendre la laïcité (l'école publique existera en 1907 seulement) et le clergé catholique qui jouit d'une importante puissance financière et construit des édifices imposants. Gaugin exprimera plus tard, dans NOA NOA, ce qu'avait été son désappointement.
Et Gauguin de quitter bien vite Papeete. Pour s'établir à quarante-cinq kilomètres de la ville, dans le district de Mataïea. " D'un côté la mer, de l'autre la montagne... Entre la montagne et la mer s'élève une case, en bois de bourao... Entre le ciel et moi, rien, que le grand toit élevé, frêle, en feuilles de pandanus. "
Gauguin demeura en Océanie de juin 1891 à mai 1893 pour un premier séjour .
Il devait également raconter son expérience tahitienne, dans un livre de souvenirs, Noa Noa (auquel collabora Charles Morice) ; il y narre ce que fut son existence quotidienne , sa quête d'un milieu plus primitif, dont sa désertion de Papeete est le symbole, mais surtout la rencontre avec une jeune fille native de l'île, Teha'amana,(ou tehura) qui devient sa " vahiné "et dont Gauguin bâtit la légende dans comme son initiatrice aux anciens cultes et à l'âme maorie .
Bien des soucis, malheureusement, venaient troubler cette existence édénique, complaisamment décrite par l'artiste. Gauguin s'était vite retrouvé sans argent. Il était, d'autre part, fort malade. Son cœur, depuis plusieurs années, le tracassait ; en mars 1892, il se mit à cracher le sang - " un quart de litre par jour ". Pourtantil persévère faisant face aux critiques de sa femme :
Une de ses déceptions fut de ne pas trouver les idoles qu'il attendait .Dans la campagne tahitienne, les marae (les temples) sont à l'abandon, et, dès cette époque,(comme le constatera Victor Segalen)bien rares sont les Tahitiens qui sont capables de réciter les grands cycles mythiques et le panthéon des dieux. Certains traits culturels des temps anciens y survivent, mais souvent sous forme syncrétique.
"
Pour retrouver le système religieux en son état premier, il faut donc remonter à ses sources, l'Orient indo-javanais. Les références aux systèmes religieux de ce monde fourmillent dans les études sur Tahiti.
Lepanthéon tahitien n'estd'ailleurs guère anthropomorphe. Taaroa et les dieux issus de lui restent des symboles de l'univers, de la terre, du ciel... Aussi la Polynésie, n'éprouva guère le besoin de les représenter. A l'Ouest, à Samoa, à Tonga, seul règne le décor géométrique; dans la Polynésie orientale, il existe des effigies de dieux. N'osant figurer toutefois le Dieu suprême, l'art se limite au Tiki, image stylisée du principe mâle et fertilisateur, qu'on trouvait aussi bien au manche d'un instrument de travail que dans la statue de pierre. Si ces statues, à en croire la tradition, pouvaient atteindre près de 4 mètres de haut (à la manière des statues de l'Ile de Pâques) il n'existait déjà plus, au temps de Gauguin, que de petites statuettes.
C'est donc dans un monde fait de signes difficiles à décripter que Gauguin se plonge. Un univers qu'il avoue d'abord avoir du mal à comprendre . Il lui faudra un an avant de commencer à l'entendre, tant les gens lui apparaissent " mystérieux à l'infini". Il observe, note des scènes et des gestes, des petits faits quotidiens qui deviennent le sujet de tableaux dont les titres, souvent en forme de questions, sont autant de commentaires sur la psychologie tahitienne. Il est fasciné par l'immobilité statuaire des gens.
Gauguin est ainsi, comme tout voyageur, confronté à l'altérité.
L'artiste chez lui se refuse à obéir à son seul sens rétinien et à seulement transcrire des impressions, il veut mettre en images des Croyances et des pratiques religieuses et donc déchiffrer la culture polynésienne, sans se laisser absorber par elle. L'enjeu nécessite du temps, une attention aux choses, une série de dialogues avec les gens et les livres.
Pour raviver le " feu au milieu les cendres ", il lui fallut chercher ailleurs et d'abord dans le témoignage des voyageurs, ceux qui ont eu la chance de voir ou d'entendre de la bouche des anciens le récit des temps immémoriaux. Les rares témoignages se réduisent à deux sources : d'une part l'article d'Edmond de Bovis, lieutenant de vaisseau, republié en 1892 dans l'Annuaire de Tahiti ; surtout le livre de Jacques Antoine Moerenhout. " voyages aux iles du grand ocean ". Gauguin emprunte à l'un et à l'autre, ce qu'il découvrira dans ses lectures.
" Outre les grands dieux des régions supérieures, surveillants invisibles des êtres et des productions de la terre, ils comptaient un nombre infini d'autre; divinités locales, dont les unes résidaient dans les eaux, les autres dans les bois, au sommet des montagnes, au fond des précipices ou sur les rochers escarpés. [...] mais renchérissant, à cet égard sur tous les peuples de la terre, non content d'attribuer à chaque objet, à chaque substance, à chaque lieu, une intelligence, un gardien qui s'y tenait et l'administrait, chaque situation, chaque état, chaque travail de l'homme avait sa divinité tutélaire et protectrice. On conçoit sans peine quelle puissance et quel intérêt de mouvement et de vie devait donner, en ces lieux enchantés, tous ces objets, la nature ainsi divinisée. Ce devait être absolumemt le polythéisme grec, avec quelque énergie de plus, peut-être en raison de la plus grande élévation de la température. "Le peintre dut en quelque sorte recréer la mythologie polynésienne . Quand il débarqua à Tahiti en 1891, il avait déjà en mémoire, un répertoire de formes " barbares " qu'il avait puisé dans les vases péruviens de son enfance ou dans l'art précolombien aperçu à l'exposition universelle de 1889. Pour transcrire dans ses toiles le paradis mythique, Gauguin puise souvent dans la collection de photographies, de reproductions et de documents divers, " j'emporte en photographies, dessins, tout un petit monde de camarades qui me causeront tous les jours ".
Gauguin, opposé à toute imitation, cherchait son inspiration dans des motifs lointains qui, lui servant d'écran, lui permettaient de s'abstraire de la triste réalité coloniale pour reconstruire à sa guise un paradis perdu. En effet, il écrivait de Pont-Aven en août 1888 à Schuffenecker : "Un conseil, ne peignez pas trop d'après nature, l'art est une abstraction, tirez-la de la nature en rêvant devant - la nature - et pensez plus à la création qui résultera
Qu'il s'agisse de chefs-d'œuvre des peintres qu'il vénère, "Raphaël, Rembrandt, Velasquez, Botticelli, Cranach, [qui] ont déformé la nature ", de sculptures javanaises, de fresques égyptiennes ou de reliefs du Parthénon, Gauguin accrocha donc dans ses cases successives des reproductions d'œuvres d'art à côté d'estampes japonaises, des portraits de sa femme et de ses enfants et, à l'occasion, des photographies erotiques. Par ailleurs, il colla sur les pages de Noa Noa des portraits de Polynésiens vendus dans le commerce, ainsi que des reproductions de peintures de Giotto et de Corot. gauguin .l'atelier des tropiques m.o.m
Pour transposer, par exemple, la scène chrétienne de l'Adoration de la Vierge à l'Enfant dans l'Ëden tahitien, il donne ainsi aux personnages de la orana Maria des traits maoris et se sert d'une photographie d'un des bas-reliefs du temple javanais de Borobudurpour les deux figures centrales. Pour Ta matete (Le Marché) (Gauguin a recours à la photographie d'une fresque d'un tombeau de Thèbes de la XVIIIe dynastie .La place du marché à Papeete, surnommée "Marché à la viande" acquiert ainsi une dignité quasi sacrée .
matamoe ( le paysage aux paons) comporte une référence à la Grèce antique, par l'intermédiaire d'une photographie d'un détail de la frise Ouest du Parthénon ; elles'y mêle au souvenir d'une expérience réelle, relatée par l'artiste dans Noa Noa, et à l'évocation de la philosophie bouddhiste, illustrant ainsi le caractère complexe de la création.
Par celle-ci, les dieux chassés par les européens vont ainsi retrouver une existence magique . Gauguin agrandit à l'échelle monumentale que lui suggéraient des photographies des bas-reliefs du temple javanais de Baraboudour, les tikis, les objets symboliques sexuels et amulettes de sorciers, ou toute autre sorte d'ustensiles décorés de figures, provenant des archipels de la Polynésie et vendus sur le marché du folklore à Papeete. Il les incorpora, d'une manière parfaitement vraisemblable au point de vue mythique, dans ses paysages ,par exemple Hina Maruru, (Merci à Hina, déesse de la Lune) et recouvrit ses toiles et ses bas-reliefs en bois des îles d'un alphabet décoratif sacré, emprunté aux tatouages et aux impressions faites avec des jus jaunes ou rouges d'essences végétales sur les tapas (textiles obtenus par le pilonnage de l'écorce intérieure des arbres
Victor segalen hommage a paul gauguin
Puisquela nature est diviniséecomment faire apparaitre cet univers ? Gauguin va d'abord le peindre sous sa seule forme visible : les grands arbres qui dominent ses paysages peints à la fin de 1892. Ces arbres, banians ou manguiers, sont respectés, évités par les Tahitiens. Non seulement ils sont la résidence des esprits, mais ils marquent la présence de lieux interdits, tapu, le plus souvent des marae, enceintes de pierre qui sont tout à la fois temples et cimetières. Mais, plus étrange encore aux yeux de l'Occident, puisque chaque état est "divinisé", qu'il vibre de la présence des esprits lesquels, à tout moment, peuvent se manifester,il faut surtout être prêt à saisir chaque signe, chaque manifestation. À propos de L'Homme à la hache, peint en 1891, Gauguin raconte : " L'homme presque nu levait de ses deux bras une pesante hache [...]. Sur le sol pourpre, de longues feuilles serpentines d'un jaune de métal, tout un vocabulaire oriental, lettres (il me semblait) d'une langue inconnue mystérieuse. Il me semblait voir ce mot originaire d'Océanie : Atua, - Dieu - Taàta ou Takata, celui-ci arrivant jusqu'à l'Inde se retrouve partout ou dans tout (Religion de Boudha ") .
Gauguin invente, trouve des équivalents picturaux qui satisfassent tout à la fois au sujet et à son souci décoratif. Le procédé est courant chez lui. Il y ajoute celui de substitution, ou plutôt de superposition d'images ; on a ainsi montré que Manaô tupapaû emprunte sa mise en scène à une estampe d'Humbert de Superville (Allégorie, 1801) qui évoque la peur de la mort. Sous l'égide des esprits, les deux cultures se fondent. Faire émerger des figures d'un entrelacs de feuilles ou de plantes, substituer une image à une autre : le procédé a d'autant plus séduit le peintre qu'il le découvre dans les objets polynésiens :
Ce n'est pas la fonction des objets, ce ne sont pas les figures ou les objets en tant que tels qui l'intéressent, mais un détail une forme qui émerge d'un lacis décoratif ou, un motif décoratif a priori vide, de sens, qu'il transforme en icône .
" " Cette langue et ses différents dialectes ont le caractère de la naïveté enfantine qu'on trouve dans tous les dialectes connus, tant pour la force que pour la précision; ils paraissent, néanmoins, n'exprimer qu'avec difficulté les plus simples des abstractions ; et doivent, afin d'y parvenir, avoir recours à des images physiques, mais cet inconvénient les embellit, en les enrichissant de figures et d'emblèmes, dans leurs moindres applications. Ce sont, à chaque instant, des allégories, des métaphores; et quoique les comparaisons y soient toujours tirées d'objets présents et communs, cette manière de s'exprimer ne laisse pourtant pas d'être très poétique.
Pour recréer cette poésie , Gauguin va substituer ses propres emblèmes, ses propres métaphores . Il les juxtapose, les colle, brouillant ainsi le sens, choquant le spectateur, le confrontant à monde inconnu, opaque, incompréhensible. Le sentiment poétique s'éveille à la juxtaposition de figures énigmatiques, comme, dans la langue tahitienne, la poésie naît de la juxtaposition d'images au cours d'un récit.
" l es références n'épuisent jamais un sujet. Surtout face à l'œuvre de Gauguin, dont la
Après la rédaction entreprise au printemps 1893, d'un cahier de cinquante-quatre pages destiné à sa fille Aline . La déception l'emporte finalement sur le rêve de l'Eden. Invoquant dans NoaNoa d'impérieux devoirs de famille - en réalité, son aventure avec Teha'amana se terminait dans la désillusion.la France et les siens lui manquaient, et ses ressources étaient au plus bas .Au bilan de ces deux années sous les tropiques,