Le tour d’horizon des figures féminines dans les séries américaines continue aujourd’hui avec les femmes au foyer…
Attention, attention, alerte rouge, gyrophares et sirènes hurlantes : ce billet est truffé de spoilers. Vous voilà prévenus.
I love Lucy : une femme au foyer en quête d’indépendance
Diffusée entre 1951 et 1957, I love Lucy fut la première sitcom tournée en public, filmée sur pellicule et utilisant un dispositif de trois caméras fixes pour permettre de monter les images et de renforcer l’effet comique. Lucy, femme au foyer, mariée à un chef d’orchestre d’origine cubaine, Ricky, rêve d’intégrer son show et de faire carrière dans le music-hall ; Ricky n’est pas de cet avis, moins par refus de laisser sa femme quitter les fourneaux que par prudence : Lucy est maladroite et n’a pas le moindre talent d’artiste. Mais elle ne l’entend pas de cette oreille et, soutenue par sa meilleure amie Ethel, n’aura de cesse de se lancer dans diverses expériences professionnelles qui lui réserveront toutes des déconvenues fort réjouissantes, il faut bien l’avouer, pour le spectateur…
Car Lucy est loin d’incarner l’archétype de la femme au foyer modèle : en quête d’indépendance, Lucy est une femme de tête qui parvient toujours à obtenir ce qu’elle veut de son mari. Intrépide, curieuse, pleine d’humour, cette femme des années cinquante boit trop, porte des pantalons, et n’hésite pas à laisser son enfant sans surveillance pour courir admirer une belle voiture ; elle revendique sa place dans la société, même si, et c’est là la limite de ses désirs d’émancipation, toutes ses tentatives se soldent immanquablement par des échecs. L’épisode Vacances of Marriage est à ce sens particulièrement révélateur : lassée de son quotidien routinier et de son mari sans surprise, Lucy convainc un jour son amie Ethel, après s’être documentée dans divers ouvrages, de prendre une semaine de vacances sans leurs époux ; inquiets, Ricky et Fred (le mari d’Ethel) n’ont cependant guère leur mot à dire et se résignent à vivre quelques jours sous le même toit tandis que leurs femmes s’installent ensemble dans la maison d’Ethel, voisine de quelques mètres seulement (il n’était envisageable ni pour eux ni pour elles qu’elles aillent jusqu’à « quitter la ville »). Si l’aventure est particulièrement audacieuse pour deux femmes au foyer des années cinquante, elles se retrouvent rapidement prises à leur propre piège : en mal de maris, regrettant leur décision, Lucy et Ethel décident d’aller espionner Ricky et Fred… et se retrouvent bloquées toute une nuit sur le toit de l’immeuble. Ce n’est qu’au petit matin que leurs hommes les délivreront, ravis d’entendre leurs femmes leur jurer qu’elles ne réitèreront pas l’expérience.
Reste que Lucy doit énormément à la personnalité de sa créatrice et interprète, Lucille Ball, femme d’affaires avisée et productrice de télévision hors pair à qui l’on doit, via sa compagnie Desilu (dont elle racheta les parts à son mari au moment de leur divorce en 1960), des séries comme Les Incorruptibles, Star Trek ou Mission : Impossible.
Ma Sorcière bien-aimée : la difficile marche vers l’émancipation
Lancée en 1964, Ma Sorcière bien-aimée (Bewitched) met en scène une ravissante sorcière, Samantha, qui, après avoir vécu pendant plusieurs siècles loin des humains, tombe amoureuse d’un simple mortel travaillant dans une agence de publicité, Darrin Stevens (Jean-Pierre dans la version française) ; à la demande de son mari qui refuse l’emploi de la sorcellerie chez lui, Samantha renonce à ses pouvoirs pour vivre comme une femme normale… ou du moins comme l’exigeait la condition de femme au foyer idéale dans les années 60.
Si Samantha s’efforce de répondre du mieux qu’elle peut aux attentes de son mari, la subversion est à chercher du côté de sa famille : sa mère, Endora, divorcée de son mari, n’accepte pas de voir sa fille « servir » un simple mortel et n’aura de cesse de s’acharner sur son gendre, lui jetant tous les sortilèges possibles et imaginables ; avec un millénaire au compteur, parlant des centaines de langues et porte-parole du Conseil de Sorcières, Endora est une femme émancipée, emblème des bouleversements émergents dans la société américaine. Idem pour la cousine jumelle de Samantha, Serena (interprétée elle aussi par Elizabeth Montgomery), brunette extravagante au look hippie, aussi délurée que Samantha est soumise ; Serena joue de la guitare, chante et compose des morceaux pour des artistes populaires, multiplie les conquêtes et n’hésite pas à les transformer en animaux ou en objets lorsqu’elle les a « consommés »…
Une manière pour la production de faire souffler un vent d’émancipation sur la série, mais le trait forcé jusqu’à la caricature, ainsi que le caractère détestable d’Endora et de Serena, invite explicitement le spectateur à préférer la douce et soumise Samantha à ces deux « harpies ».Une Samantha qui éprouve toutes les peines du monde à juguler son potentiel, à la demande d’un mari qui accepte difficilement d’avoir épousé une femme plus puissante que lui…
All in the Family : la transition des années 70, entre conservatisme et progressisme
Diffusée entre 1971 et 1979, All in the Family illustre parfaitement, par le biais du conflit de générations, la difficile évolution de la société américaine durant cette décennie, tiraillée entre conservatisme et progressisme. Archie Bunker, vétéran de la seconde Guerre Mondiale, réactionnaire, raciste, sexiste, homophobe et profondément ignorant, vit sous le même toit que sa très douce et très dévouée épouse, Edith, et la couple très progressiste formé par leur fille Gloria et son mari Michael, acteur de l’émergence de la contre-culture dans les années 60, pacifiste et anti-militariste. Tout ce petit monde cohabite tant bien que mal, s’écharpant régulièrement dans des débats passionnés sur l’homosexualité, le racisme, l’antisémitisme et la libération des femmes.
Deux générations de femmes, symboles de l’évolution des moeurs, incarnées par Edith et sa fille Gloria : Edith la docile, moins conservatrice que son mari mais s’évertuant à lui donner raison, quittera par la suite son statut de femme au foyer pour ramener un peu d’argent à la maison ; d’abord embauchée comme aide-soignante, elle sera ensuite employée par son propre mari pour l’aider dans son restaurant. Face à elle, Gloria, femme émancipée et résolument de gauche, n’a toutefois pas totalement vaincu les démons de la génération précédente : si c’est elle qui ramène l’argent du ménage en travaillant, ce n’est que pour permettre à son mari Michael de poursuivre des études supérieures (Gloria, à son grand regret, les ayant interrompues au lycée).
Un des spin-offs de All in The Family, Maude, poursuivra par la suite l’étude du mouvement d’émancipation des femmes ; j’y reviendrai dans un prochain article, consacré aux executive women.
Mariés, deux enfants (Married… with Children) : quand la famille américaine vole en éclats
En plein âge d’or des comédies familiales, très majoritairement bien-pensantes et moralisatrices (Madame est servie, Quoi de neuf Docteur ?, La Fête à la Maison), Mariés, deux enfants (1987-1997) est un condensé de mauvais esprit et de provocation : mettant en scène le quotidien d’une famille d’Américains moyens, white trashs vulgaires, beaufs, racistes et ignorants ; si Peggy Bundy est bien une femme au foyer, c’est l’antithèse de la femme soumise et serviable, entièrement dévouée au bien-être de sa famille : Peggy reste à la maison, certes, mais cela ne l’oblige en rien à s’occuper de ses enfants, qu’elle délaisse, ou de son mari, qu’elle méprise et humilie quotidiennement. Egocentrique, négligente, Peggy se marre quand enfants et mari lui réclament à manger, et pleure lorsqu’elle est contrainte (fait rarissime) de faire la cuisine. Irrévérencieuse et jouissive, Mariés, deux enfants fait voler en éclats l’image de la famille américaine idéale et de la parfaite petite femme au foyer.
Sex and the city et Desperate Housewives : provocation, certes, mais après ?
Je vous entends d’ici : pourquoi mentionner Sex and the City (1998-2004) et ses quatre executive women dans un article sur les femmes au foyer ? Pourquoi évoquer une série qui incarna (et incarne toujours) la libération de la parole des femmes au sujet de leur propre sexualité ? Parce que, contrairement aux apparences, Sex and the City n’est peut-être pas la série ouvertement féministe qu’elle voudrait être.
Si elle a incontestablement levé un certain nombre de tabous – parmi lesquels l’avortement -, la série de Darren Star donne également à voir quatre femmes extrêmement stéréotypées, superficielles et matérialistes, et incapables au fond de s’épanouir complètement sans homme : si le personnage de Charlotte décidera au début de la quatrième saison de quitter son poste de directrice d’une galerie d’art pour se consacrer à son futur enfant et à son mari Trey, Carrie en fera de même à la fin de la sixième saison pour suivre son homme à Paris, sacrifiant son indépendance pour une prise en charge financière et émotionnelle ; lorsque Miranda, devenue mère, découvre la notion de « double journée », pas un instant son mari Steve n’est remis en question dans son emploi du temps : c’est elle qui, tout naturellement, pétrie de culpabilité, se résoudra à réduire ses horaires de travail pour s’occuper de leur enfant ; même Samantha, la plus farouchement indépendante, finira par trouver le bonheur en couple, comme si le happy end impliquait nécessairement le mariage et la maternité.
Impossible en revanche de ne pas mentionner les quatre Desperate Housewives, qui contribuent chacune à leur manière à dynamiter l’image traditionnelle de la femme au foyer. Par sa seule introduction, le pilote de la série pose les bases : si Mary Alice, la cinquième femme de Wisteria Lane, commente en voix-off le déroulement d’une journée type, consacrée aux tâches quotidiennes d’entretien de la maison et de dévouement à sa famille, c’est sur le même ton serein et enjoué qu’elle commente son propre suicide, le soir venu. Dès lors, il s’agira pour ses quatre amies de découvrir ce qui l’a amenée à cette extrémité, et par conséquent de prendre du recul sur leur propre quotidien de femmes au foyer.
Toutes ont un rapport différent au travail : Bree, très conservatrice, estime que son statut de femme au foyer est tout simplement dans l’ordre des choses ; Gabrielle, ex-mannequin ayant tout plaqué pour suivre son richissime mari, trouve tout naturel de se faire entretenir. Le jour où Carlos est envoyé en prison, puis assigné à résidence, Gabrielle travaille dur pour ramener un salaire, menaçant son mari de ne plus l’entretenir s’il ne s’implique pas davantage dans les tâches quotidiennes ; Gabrielle assied ainsi sa domination, position qu’elle a finalement toujours occupée vis-à-vis de son mari. Lynette, ancienne working-girl, considérée comme un requin dans le monde de la publicité, a dû bien malgré elle renoncer à son travail pour se consacrer à ses enfants ; aujourd’hui mère de quatre enfants, elle croule sous les responsabilités et ne rêve que d’une chose : reprendre le chemin de l’entreprise. Son voeu sera finalement exaucé, et les rôles s’inverseront : c’est son mari Tom qui finira par démissionner et se consacrer aux enfants. Seule Susan, illustratrice de livres pour enfants et mère célibataire, travaille dès les premiers épisodes. Desperate Housewives, derrière la caricature et les excès du soap, dénonce l’idée selon laquelle le statut de mère au foyer est moins contraignant que l’activité professionnelle, et se fait le chantre d’une certaine reconnaissance de ces femmes souvent méprisées par la société.
Mais le message féministe de la série a ses limites, et Desperate Housewives les atteint en véhiculant un clivage hommes / femmes très stéréotypé, et en érigeant la maternité en quasi fatalité : jamais la solution de l’IVG ne sera ouvertement envisagée, ni lorsque Gabrielle tombe enceinte d’un enfant dont elle ne veut pas (manipulée par son mari qui a trafiqué sa pilule !), ni lorsque la fille de Bree ou encore Lynette se retrouvent face à une grossesse non désirée. Mais n’oublions pas que l’IVG est un sujet beaucoup plus polémique aux Etats-Unis qu’en France, et que Desperate Housewives n’est pas produite par une chaîne câblée mais par un network, ABC, qui ne dispose pas de la même liberté de ton.
Betty Draper et Carmela Soprano : des portraits de femmes au foyer plus nuancés
Bientôt vont apparaître des portraits de femmes au foyer plus nuancés, les plus sensibles (malgré une part non négligeable de subjectivité…) étant probablement ceux de Betty Draper (Mad Men, diffusée depuis 2007) et de Carmela Soprano (Les Soprano, 1999-2007).
Si Betty Draper est au début de la série l’archétype même de la femme au foyer des années 60, le mythe se fissure progressivement : diplômée d’anthropologie, ex-mannequin en Italie, Betty a renoncé à toute activité professionnelle en épousant Donald Draper. Mère de deux enfants qu’elle ne parvient pas à aimer comme la bienséance l’exigerait, elle perd souvent patience et étouffe entre les quatre murs de sa grande maison, tant et si bien qu’elle décide un beau jour d’entamer une psychanalyse. Après avoir longtemps ravalé sa colère et son humiliation, une nouvelle infidélité de Don va la convaincre de se séparer de lui. Si l’annonce d’une troisième grossesse, non désirée, met momentanément en souffrance son désir de liberté, elle quittera toutefois Don pour de bon au début de la troisième saison, n’hésitant pas à demander le divorce et à vivre avec un autre homme.
Si l’on ne sait pas encore comment s’achèvera la marche vers l’émancipation de Betty Draper, la quatrième saison de Mad Men étant actuellement en cours de diffusion aux Etats-Unis, on sait en revanche que Carmela Soprano ne parviendra jamais véritablement à se libérer de la domination de Tony et du milieu dans lequel elle a toujours évolué. Bien que quarante années séparent ces deux femmes, le quotidien de Carmela est infiniment plus proche de celui de Betty Draper que de celui des Desperate Housewives : Tony règne d’une main de fer sur son foyer, répétant à qui veut l’entendre que si « à l’extérieur, c’est peut-être les années 90, dans cette maison, on est en 1954 ». Machiste, raciste, volage, menteur, colérique, Tony tombe de haut lorsque Carmela demande le divorce, persuadée que son épanouissement est désormais à chercher en dehors de son mariage. Et pourtant, malgré toutes ses tentatives – aventures amoureuses, procédure de divorce, projet immobilier -, Carmela devra se résoudre à l’évidence : on n’échappe pas à la domination du Parrain de la mafia locale. Pas plus qu’on n’échappe à ses propres contradictions : Carmela avouera ainsi à la psychiatre de Tony, Jennifer Melfi, que son attirance pour Tony n’avait jamais été vraiment étrangère à son statut de mafioso : « A l’instant où j’ai rencontré Tony, j’ai su qui ce type était (…) Et je ne sais pas si je l’ai aimé malgré ça… ou à cause de ça ».
Une nouvelle image de la femme au foyer : Skyler White
Si Skyler White (Breaking Bad, diffusée depuis 2008 sur AMC), femme au foyer quadragénaire, mère d’un enfant et enceinte d’un deuxième, apparaît dans les premiers épisodes comme une « control freak » castratrice et engoncée dans la bienséance et la bien-pensance, la découverte de la maladie de son mari, et surtout de ses activités de fabriquant de métamphétamines, va rapidement faire voler en éclats les remparts de bonne morale qu’elle avait patiemment érigés autour d’elle et de sa famille.
Partant du postulat jouissif que tous les personnages de la série vont tôt ou tard transgresser les lois, principes et interdits sur lesquels ils s’étaient construits, les scénaristes de Breaking Bad donnent très rapidement à Skyler une profondeur trop rarement accordée jusqu’ici aux personnages de femmes au foyer dans les séries américaines. Une scène en particulier, bien qu’apparemment tout à fait anodine, marque le basculement de Skyler au-delà des limites qu’elle s’était fixée : enceinte de huit mois, la femme de Walter craque et s’allume une cigarette, bravant le regard réprobateur d’une passante ; pour une femme qui accorde tant d’importance au regard des autres, le geste est hautement symbolique.
Il est assez saisissant de constater, en écumant les forums, que Skyler a une bien piètre cote de popularité, les fans de la série lui reprochant son hypocrisie, sa cupidité et son manque de reconnaissance envers tous les efforts de Walt (!) pour subvenir aux besoins de sa famille après son décès ; question de point de vue probablement, puisque là où l’on pardonne facilement à un Walter, qui a par ailleurs depuis longtemps dépassé la simple motivation altruiste, un excès d’humanité dans des actes parfois cruels, on oublie aussi aisément la force de Skyler : l’épouse à qui l’on ment jour après jour en la regardant droit dans les yeux, la femme qu’on laisse reprendre le chemin du travail à huit mois de grossesse pour sauver la face et conserver une cohérence dans le mensonge, la mère à qui l’on en veut d’avoir d’avoir mis à la porte un père considéré comme un héros… Skyler n’est certes pas une sainte, et l’on comprend à la fin de la troisième saison qu’elle prendra bientôt une place importante dans le business mortifère de Walter ; mais elle n’est pas davantage une ordure, du moins pas plus que son trafiquant de mari…
***
En somme, si les femmes au foyer n’apparaissent plus, dans les séries américaines, comme comblées et épanouies par leur seul statut, et revendiquent leur place dans la société, elles ne sont plus non plus des « desperate housewives », simples victimes passives de leur condition. Elles ont désormais les cartes en main : à elles de décider de la manière et du moment opportuns pour abattre leur jeu…