Bernard Muller : «Mais qu’est-ce que c’est encore que ces conneries ?»

Publié le 09 août 2010 par Anne Onyme
(Les contes de l'Internet : petites histoires qui me reviennent. J'ai eu en effet la chance d'être aux premières loges pour observer le basculement de la France dans le numérique).
Petit hommage à Bernard Muller, Président du Cetelem, puis de la Compagnie Bancaire... Aujourd’hui décédé...
Dans mon conte «Jean Michel, what do you want to drink ?» j’ai évoqué le fait qu’à Palm Springs, j’avais aussi rencontré Bill Gates. Et que j’avais pu discuter avec le saint homme pendant une dizaine de minutes...
Je lui avais présenté un projet intéressant selon moi... Bill était partant pour aller plus loin dans la réflexion. Mais cela a coincé avec mon Président de l’époque à la Compagnie Bancaire, à savoir Bernard Muller. Que l’on appelait familièrement «pépère». Petit, rabelais, genre carterpillar, il roulait ses clops. Ce qui n’était pas d’un usage très courant dans la grande finance gauloise, plutôt habituée à vous donner du «Cher Ami» tout le long du bras... Mais nous, Bernard on l’aimait bien.
Cela étant, j’y j’avais su, je l’aurais quand même bypassé pour aller rendre compte de mon entrevue avec Bill Gates directement à André Lévy-Lang, ex-président de la Compagnie Bancaire (Bernard l’avait remplacé), devenu président de la société mère Paribas.
Mais que je vous narre la chose avec les détails voulus...
Or donc, nous avions incubé en 1996-1997 à l’Atelier de la Compagnie Bancaire une start-up, spécialisée dans les paiements électroniques. L’une des toutes premières au monde d’ailleurs. Pour faire court, une startup de type Paypal. Elle s’appelait Kleline. Elle aurait pu devenir Paypal, mais le e-sort en a décidé autrement. D’ailleurs Abdallah Hitti son DG, et moi-même, avions rencontrés les initiateurs de Paypal (qui à l’époque s’appelait Confinity - je dois encore avoir son business plan dans un carton au grenier). Nous les avions rencontrés dans l’arrière cour d’un restaurant mexicain sur University Avenue à Palo Alto, Californie. Histoire de voir se que l’on pourrait faire ensemble...
Kleline est née d’une rencontre à l’Atelier de la Compagnie Bancaire avec Paul André Pays, un cryptologue émérite, et de Gérard Dahan, un homme marketing (décédé lui aussi aujourd’hui). Et moi-même. Nos deux compères avaient proposé aux Galeries Lafayette - je pense qu’il s’agissait des Galeries Lafayette - de créer un centre commercial électronique : les Grand Boulevards... Vous vous souvenez ? Ils avaient besoin d’un organisme financier pour gérer les paiements... Comme la Compagnie Bancaire avec son Atelier était très féru de tout ces e-trucs, ils étaient venu me voir... Dés notre deuxième réunion, j’avais demandé à Abdallah Hitti, d’y assister. Il s’occupait à l’époque d’EDI chez nous et il était très au point sur les systèmes de paiement. J’avais aussi demandé à Pierre Simon, Président de l’Atelier de se joindre à nous. Le problème, c’est qu’au départ, Dahan et Pays voulaient que leurs algorithmes de paiement ne soient utilisées que par les Grands Boulevards... C’est-à-dire que si d’autres sites web de commerce électronique se créaient, ils ne pouvaient pas utiliser leur mécanique. Un peu idiot, vous ne trouvez pas ?...  On les a fait changer d’avis assez rapidement. Et on a mis sur pied ce qui est devenu Kleline. Pierre en est devenu le Président, et Abdallah le DG. Tout cela sous l'égide de Bernard. Et donc d'André Lévy-Lang.
Je savais en allant à Palm Springs que Bill Gates y serait pour y faire un topo.. J’avais demandé à Abdallah de me fournir un petit dossier «in english» sur Kleline. Mon idée était simple : proposer à Bill d’intégrer la partie «client» de Kleline : il fallait en effet télécharger un bout de logiciel sur son micro-ordinateur pour utiliser la plate-forme de Kleline. Intégrer donc cette partie client dans Internet Explorer, le navigateur de Microsoft... Et pourquoi pas, dans ... Windows directement. Faut pas mollir... Et comme me disait Bernard Muller de temps à autres «Vois grand Billaut, vois grand !...»
Enorme avantage pour la Compagnie Bancaire d’avoir un partenariat avec Microsoft !... D’abord, cela nous aurait fait connaître du Monde entier avec un seul communiqué de presse, alors que nous n’étions que gaulois, avec il est vrai des implantations européennes depuis une dizaine d’années. Et par ailleurs, nous aurions pu avoir une position de force dans le futur du monde de la finance. Position probablement indélogeable sur le court terme.
Car la Compagnie Bancaire avait à mon avis un gros problème. Et l’Internet aurait pu être une voie royale pour s’en sortir...
Malgré son nom, elle n’était pas une banque. En tout cas, pas une banque à vocation générale. On n’ouvrait pas chez nous de comptes bancaires traditionnels pour y faire virer vos salaires... Non. Créée par Jacques de Fouchier après la 2ème guerre mondiale pour remettre sur pied l’économie française avec comme objectif:  distribuer du crédit aux entreprises, aux ménages, etc...  Comme nous n’avions pas de liquidités (puisque pas de comptes), nous empruntions de l’argent aux banques traditionnelles qui en avaient beaucoup, et qui ne savaient pas trop quoi en faire... Car faire du crédit n’est pas d’une simplicité biblique. Prêter de l’argent c’est facile, mais le recouvrer c’est compliqué. Là était notre valeur ajoutée. Ainsi d’ailleurs que dans la distribution de ces crédits : nous avions des accords avec les points de vente de tout type de bidules en France et en Navarre (magasins de meubles, de TV, d’électro-ménager, concessions automobiles, camions, tracteurs agricoles, agents immobiliers, etc, etc...). Nous connaissions tout le commerce français sur le bout des doigts... Par besoin pour Mr Michu d’aller dans une agence de banque à vocation générale quémander un crédit, pour ensuite aller dans une concession automobile pour acheter sa voiture. Il avait la voiture et le crédit sur place...
Tout c’est donc bien passé pour la Compagnie Bancaire jusqu’au moment où les lois Debré de la fin des années soixante ont décloisonné le système financier français. Cloisonnement légal qui était pour nous pain béni, car il protégeait nos marchés. Les banquiers traditionnels se sont donc mis à distribuer du crédit... Comme nous. Même les Caisses d’Epargne. C’est dire !
On avait donc un problème latent... Ce problème c’est d’ailleurs posé avec l’UCB notre filiale de crédit immobilier qui a dû licencier à tour de bras (il y avait aussi d’autres motifs). Comment s’en sortir alors? Comme je n’étais qu’un simple grouillot dans «nos maisons», je n’avais guère mon mot à dire. Surtout pas à me mêler de stratégie. Cela était réservée à notre élite. Qui par exemple, avait demandé au cabinet Mac Kinsey de nous dire ce qu’il y avait lieu de faire (on m’a dit le prix de cette consultation : je n’ose vous le répéter). D’autant plus, que c’est moi qui ait initié aux joies ineffables de l’Internet les 2 consultants bien fringués de Mc Kinsey.. Les gars savaient à peine de quoi il retournait... C’était l’époque où nous réfléchissions à ce qui est devenu la «Banque Directe», puis plus tard Axabanque, après la vente de la dite banque par la BNP (qui nous avait racheté) au groupe AXA. Vous suivez ?
L’internet pouvait donc être un levier important pour nous. Aujourd’hui par exemple, le Cetelem réalise 50% de sa production de crédit on line... Je me suis  fait traiter d’aimable rêveur lors d’un comité directeur de la Compagnie Bancaire dans les années 1998. Le Cetelem avait démarré son site web de vente de crédit. Cela représentait quelques tout petits pouillièmes de son activité à cette époque. Quelqu’un m’a demandé qu’elle serait la part de l’Internet dans 10 ans, selon moi. J’ai répondu du tac au tac 10%. Emoi autour de la grande table.. (il est fou ce Billaut !). Effectivement, je me suis largement trompé...
A l’époque, j’étais parmi ceux qui pensaient que le commerce électronique allait se développer à grande vitesse, malgré le peu d’appétence au départ des Gaulois pour les achats en ligne... Et malgré l’éclatement de la bulle..
Il fallait donc profiter de la chose pour s’affirmer sur le futur marché financier mondial. Mais nous n’avions pas la puissance de feu nécessaire dans le monde 1.0.
J’en avais parlé à Bernard Ochs qui à l’époque, ouvrait la filiale française de Netscape. Et même aussi à Jim Clark son big boss qui avait créé Netscape avec Marc Andressen. Objet : leur proposer d’intégrer le module client de Kleline dans le navigateur de Netscape (ex Mosaic)... J’avais en effet rencontré à plusieurs reprises Jim Clark (il m’appelait gentiment «sou-per gland-ou».. histoire que je raconterai un de ces jours)...
Mais pas de réaction du côté de Netscape, qui était trop occupé de lancer son simple navigateur..
Que faire ?
L’invitation de Cisco à Palm Spring est tombée à pic. Car sur l’agenda de ce Summit, j’y ai vu que Bill Gates y faisait une conférence.. Bill, qui venait de lancer Internet Explorer, histoire de ne pas laisser la place à Netscape. Pourquoi ne pas lui proposer l’intégration ?
Pourquoi pas ? Qui ne risque rien... J’ai naturellement évité d’en parler à ma Direction avant... histoire de ne pas déranger...
J’ai donc assisté à la conférence de Bill. Je savais qu’il ne resterait pas avec nous. Un avion l’attendait tout de suite après son topo à l’aéroport de Palm Springs. A force de fréquenter les grands pince-fesses américains où des gens importants venaient causer, j’avais remarqué que plus vous étiez importants, moins vous restiez ensuite avec le vulgum pecus de la salle ... J’avais donc acquis un savoir faire de Sioux pour approcher ces gens importants... Pourquoi donc ? Discuter avec eux quelques instants, leur donner ma carte de visite. Car s’était là mon objectif : obtenir la leur. Qu’ils me donnaient d’ailleurs généralement sans problème (ce qui n’est pas toujours le cas avec la grande élite française vu qu’elle n’a pas de cartes de visite sur elle)... Ce qui me permettait au retour en France de leur envoyer un mail de remerciements pour la qualité de leur conférence, de leur demander de mettre sur leur PR lists, etc... Bref je faisais mon boulot de veille technologique, car la veille technologique c’est aussi cela... Ce qui fait que j’étais catalogué aux USA comme «analyst», voire «evangelist». Et non pas «journalist». La nuance est d’importance...
J’avais donc repéré les lieux la veille... Comment sortir de la scène du ballroom de l’hôtel où nous étions, sans passer par la grande salle ? Effectivement il y avait qu'une sortie à l'arrière. Je présumais que Bill allait sortir par là. Je me suis donc mis au premier rang du côté de la sortie. Et quand Bill eut terminé son discours qui ne restera pas dans l’Histoire de l’Humanité, je l’ai vu qu’il quittait la scène par cette sortie. J’avais vu juste. Sans me presser, je l’ai suivi.. Bill a rejoint à l’extérieur son assistant/chauffeur/garde du corps. Qui portait sous le bras des dossiers imposants. Il ouvrait la marche au saint homme, en se dirigeant vers une limo blanche qui attendait, porte arrière ouverte...
J’ai pris mon courage à 2 mains et hélais Bill par un «Hi Bill, how are you ?». Sont bien élevés ces américains, quand même. Bill a fait semblant de me connaître, et a répondu à mon salut. Naturellement le garde du corps/chauffeur/assistant a voulu s’interposer en perdant d’ailleurs l’un de ses dossiers... Le temps qu’il le ramasse, j’avais serré la paluche de Bill... Et sans perdre un instant, car je savais que je n’en avais pas beaucoup, j’ai commencé sur les chapeaux de roues ce que l’on appelle aujourd’hui un «pitch elevator».
D’abord remise de carte de visite. C’est très important de commencer par cela... Car Bill l’a regardé de suite. Il y a vu mon nom, ma fonction in english (j’avais mis «VP evangelist of Paribas» - the private european bank - faut pas mollir !). Mais Bill ne connaissait pas la private bank. Mais cela ne fait rien... Il a vu qu’a priori je n’était pas le premier gland-ou venu..
Je lui ai expliqué en 3 phrases l’objet de ce contact intempestif (intégrer la partie client de Kleline dans Internet Explorer, and why not in Windows !), Et lui ai remis le tout petit dossier in english qu’Abdallah avait préparé... Première page du dossier : Kleline the electronic very secure payment system.
Bill m’a dit que Microsoft faisait du logiciel, et que selon lui un système de paiement n’était pas dans les cordes de Microsoft (prononcez de façon nasillarde «my cro softte» accent tonique sur le my)...
Je lui ai répondu qu’un système de paiement électronique était du logiciel. Que certes nous n’étions pas les mieux placés pour faire un logiciel vu que nous n’étions qu’une simple banque... Que Microsoft était plus à même de le faire et surtout d’améliorer le nôtre. Mais que de toute façon il y aurait besoin d’une banque pour gérer tout cela. Et que cela pourrait être un énorme marché dans les années à venir...
Bill a eu l’air de réfléchir... Et son chauffeur/assitant/garde du corps qui avait ramassé ses papelards entre temps, pressait Bill de monter dans la voiture...
Bill m’a donné les coordonnées de son assistante en me proposant de venir le voir à Redmond.
J’étais heureux comme tout... Le premier pas était fait. Restait à faire le deuxième... Et là, cela a foiré...
Je suis rentré... Dans «nos maisons», il vaut mieux ne pas bypasser la hiérarchie. Je suis donc allé rendre compte à mon Président de l’époque Bernard Muller. A qui j’ai expliqué, l’incitant à venir voir Gates... Mais il n’a rien eu à faire ... «Qu’est ce que c’est encore que ces conneries ?». Je lui ai proposé d’en parler au Président de Paribas, André Levy-Lang. Nada. Bernard n’a rien voulu savoir.
Il m’était difficile par la suite d’aller voir Lévy-Lang.
J’ai regretté de n’avoir pas bypassé. Je pense que Lévy-Lang aurait été plus sensible et aurait probablement pris un billet d’avion pour Redmond. Au moins pour aller voir et tâter le terrain. Bernard était très bien dans le monde 1.0 où il voyait grand ... Mais dans le monde qui s’en venait...
Mais allez-vous me dire, est-ce que Bill aurait dit banco en définitive ? Lui qui vendait pour des milles et des cents son Windows, son Office à toutes les banques de cette p’öve Terre ? N’était-ce pas se couper d’un marché important pour lui ? Personnellement je ne le pense pas.
D’abord les banquiers normaux, qui étaient tombés de Caribe en Scilla en quittant IBM pour tomber dans la nasse microsoftienne, ne pouvaient du jour au lendemain passer sous un autre OS. Par ailleurs, il aurait été très simple pour la startup que nous aurions créée avec Microsoft de passer des accords avec les banques traditionnelles...
N’est-ce pas ce qu’a fait Paypal ?

Contes déjà publiés sur ce blog...

La prime de secrétariat, Ciel, une puce dans mon yaourt !, "Jean Michel, do you want to drink something ?" Jacques Chirac : "Monsieur Guillanton, je ne suis pas content de vous !"

Pourquoi les honorables membres de l’EAF (Elite Analogique Française) n’ont pas de cartes de visite ?

PS... Si vous trouvez des fôttes dautaugraffe, merci de me les signaler là où elles sont... Pas la peine de me dire qu'il y a des foôtes, je le sais...

Et si vous aussi avez vécu des histoires intéressantes, merci de me dire...Et je recherche des dates (je perds des neurones). Par exemple quand a été créé le Goupil ? etc... Des dates de la période du 22 à Asnières de Fernand Raynaud (1955 je crois) à Twitter aujourd'hui...