L’interrogateur
Je ne questionne pas sur les gloires ni les neiges,
je veux savoir où se retrouvent les hirondelles mortes,
où vont les boîtes d’allumettes usées.
Aussi grand que soit le monde
il y a les ongles à couper, les effiloches,
les enveloppes fatiguées, les cils qui tombent.
Où vont les brumes, le dépôt du café,
les almanachs d’un autre temps ?
Je questionne sur le vide qui nous anime ;
je présume que dans ces cimetières
la peur pousse peu à peu
et que c’est là où couve le Rokh.
Immergez-vous immédiatement : « Emportez ces yeux, pierreries de couleurs/ ce nez de totem, ces lèvres qui connaissent/ les tables de multiplication et les poésies les plus sélectes./ Je vous donne le visage entier avec la langue et les cheveux/ je m’enlève les ongles et les dents et je complète le poids./ Elle ne sert pas/ cette manière de sentir./ Ni la mémoire, ce repas réchauffé/ ni l’attention, comme une pe- tite perruche pernicieuse. »
Lire la poésie de Julio Cortàzar, c’est apprendre à taper du talon pour transformer l’observation désabusée en ivresse de l’espérance. Testament hétéroclite, couturé de douleurs et de joies, ce Crépuscule d’automne a été assemblé par l’auteur à la fin de sa vie, avant qu’une leucémie ne l’emporte à Paris, énième terre d’exil, en 1984. Une nostalgie qui va de l’avant, solaire et mordante, illumine ces écrits sur l’amour, composés à différentes étapes d’une existence aussi exaltée qu’insoumise. Cortàzar aime l’Argentine, son pays natal (« Airs du Sud, flagellation chargée de sable/d’oiseaux en morceaux et de fourmis,/ dents de l’ouragan couché sur la plaine/ où les hommes à plat ventre sentent passer la mort ») et les femmes («Nous resterons seuls mon oreiller et mon silence/ et la fenêtre regardera inutilement /les bateaux et les ponts qui enfilent leurs aiguilles. Je dirai : Il est déjà tard./ Je n’auraipas de réponse de mes gants ni du peigne,/ seu- lement ton odeur, ton parfum oublié/ comme une lettre laissée au verso de la table »). Remarquablement traduite par Silvia Baron Supervielle, cette poésie frappe par sa musicalité heurtée, exsangue et soudain primesautière. La noirceur n’y est qu’un refuge provisoire, pour mieux lézarder ensuite dans la lumière et sentir la douce cha- leur de l’indépendance, « ce territoire libre et sauvage et délicat où la poésie est possible et arrive jusqu’à nous comme une flèche d’abeilles... »
Marine Landrot, Télérama, 12 au 18 juin 2010
Le chant du signe
Il mourut l’année où est paru ce livre (1984), livre ultime s’il en est, tant est vrai que Julio Cortázar y a travail comme on le fait (imaginons) avec un testament, avec soin, tension et recul extrêmes. Volume étonnant, entonnoir du passé et du présent, il regroupe des textes — « des péomes et des prosemes » ou encore des « méopes » – inédits (sauf revues), ou bien ayant fait l’objet d’une édition par l’auteur artisanale et ludique « connue de rares souris ». Ces « papiers accumulés au long de quatre décades quatre » (i.e. 44 ans ?), seul le principe de la liberté créatrice les réunit ; liberté (maître mot) qui abandonne orgueil, coquetterie ou faux-semblants, qui ignore la provocation et se consacre à une recherche, que l’on sent tantôt tranquille tantôt fébrile, d’une vue d’ensemble sur soi. Recherche qui n’allait pas de soi : « je me rapproche doucement de ce livre maudit, je tente un ordre, des séquences, je mêle et démêle, merde ». L’un des plus grands écrivains américo-latins n’a certes plus rien à prouver ; son talent ( romancier, conteur et nouvelliste Marelle, Les Gagnants, Armes secrètes, Histoires des cronopes et fameux. Livre de Manuel et tant d’autres – est reconnu dans le monde entier. D’emblée il affirme son refus de la méthode, et celui du discours (logos) « Discours de la non-méthode, méthode du non-discours, et ainsi va-t-on. / Le mieux ne pas commencer : s’approcher par où l’on peut. Aucune chronologie, la carte est si brouillée que ça n’en vaut pas la peine ». Absence de structure donc, progression imprévue et sensitive, érotique presque, exploitant la « légère sensualité d’une combinatoire qui mime les jeux de l’amour ».
Car le livre – on n’en attendait pas moins de l’auteur de Marelle – se prend lui-même pour sujet, non pas pour entraîner le lecteur dans des fatigantes mises en abyme, mais pour donner à voir le processus qui le fait exister. « Organiser ce livre, comme déjà quelques autres, continue à être pour moi une opération aléatoire qui bouge ma main comme la baguette du noisetier bouge celle du radiesthésiste ». Que le processus soit non moins important que son résultat, le lecteur le perçoit rapidement, à travers ce désir – humble – de parvenir à une synthèse neuve, à une compréhension autre, de l’homme que fut l’auteur de ces différents textes : « je cherche une écologie poétique, me guetter et parfois me reconnaître à partir de mondes distincts ». La vérité est cependant non pas à trouver, mais à forger ; celui qui n’a eu de cesse d’annuler la rupture entre la logique et l’absurde, et de confectionner des mondes aussi réalistes qu’imaginaires, ne surprend guère de faire sien ce propos de Clarice Lispector : « Je ne veux pas la terrible limitation de celui qui ne vit que de ce qui est capable d’avoir un sens. Moi non : je veux une vérité inventée ».
La maïeutique de cette vérité-là se joue surtout à la faveur de l’hétéroclite, dans l’(in)esthétique de superpositions de genres, thèmes et poétiques. Les textes étant eux-mêmes investis d’une énergie propre : « je vis des choses s’écrire, où des textes assez obscurs se frayaient un passage qu’on le veuille ou pas, et il fallait les laisser », les intégrer dans un tout hétérogène, éclaté, au mépris de chronologies ou de taxinomies, en accroît le force interne, et laisse une chance d’inventer, par court-circuit, une fulgurance nouvelle. Rien de mystique là-dedans, « Il n’y a aucun risque de solennité en tout cela ». Ceux qui ont lu Cortázar savent combien le pathos lui est étranger tout comme une fétichisation de la littérature. Seulement, cet homme a beaucoup vécu, entre un départ définitif du père sorti chercher les cigarettes, l’insoumission au régime péroniste de l’instituteur dans la pampa qu’il fut, l’exil à Paris, rengagement en faveur de la révolution cubaine ; puis les amours nombreuses et houleuses, solitudes, lectures compulsives, nuits de fêtes interdites... Si bien qu’une seule synthèse qu’on puisse espérer serait, précisément, de juxtaposer, faire jouer ensemble, ces éléments disparates – « mousse, cloche, diaspora, / palingénésie, fougère, // ça et la confiture de calebasse, / le bandonéon de Troilo... » – faisant fi de principes de contraires ou d’analogie. Dans « Constatations sur le che- min », empreint d’un esprit bouddhiste dont il fut connaisseur, Cortázar fait ce vœu : « Derrière toute tristesse et toute nostalgie, je voudrais que ce même lecteur éprouve l’éclatement de la vie et la gratitude de quelqu’un qui l’a tellement aimée », puis le « sentiment de participation sans lequel je n’aurais jamais rien écrit ».
Autre rempart contre la corrosion du quotidien (« le quotidien, c’est-à-dire ce qui est vomi, ressenti, insupportable à jamais »), le rêve. La dialectique en fil d’Ariane entre la vie diurne et le rêve concourt à l’identité du volume, où régulièrement resurgir le spectre de « quand on noue nos chaussures lustrées ». L’enjeu est de taille : « (…) depuis toujours j’ai su que cette écriture – poèmes, nouvelles, romans – est l’unique fixation qui m’est donnée pour ne pas me disoudre dans cet homme qui boit son café du matin et sort dans la rue pour commencer un nouveau jour » ... mais loin d’être remporté, 150 pages plus tard « je crois que je suis ce monsieur qui sort / tous les jours à neuf heures ». Et tombe la question lancinante, perplexe : « Quand, ma vie, mais quand » ?
La révolte en effet, élément essentiel de la création cortazarienne, en tant que leitmotiv mais aussi en tant que valeur et mobile que doit servir la littérature, est une constante dans Crépuscule d’automne. N’être pas soumis, à l’ordre social : « Pleure ta nomination ou ton diplôme / (...) qui dans la plaine la plus immense I te clouèrent dans un petit terrain duquel tu t’acquittais / par versements trimestriels ». Au formatage maternel : « Ah, retrouver ma mère/ et lui arracher les yeux » (la représentation de la mère, c’est peu dire, échappe à la litote). Au confort repu et routinier de l’establishment littéraire de Buenos Aires : « de toute évidence, je suis tombé dans le piège, et de quelle façon, mais (…) j’ai essayé de m’en sortir à tâtons à partir de poèmes, de nouvelles, d’exil ». À la morale bourgeoise, en amant infati- gable et désillusionné qu’il était : « Ce qu’on appelle polygamie et qui n’est / que la peur de perdre tant de fenêtres / sur tant de paysages, et l’espérance / d’un horizon complet ». Au dictat du bon parler à travers la « parole distraite », le « babélisme » (mélange de langues), ou encore « de longs discours (...) parfaitement absurdes pour une réjouissance presque exclusive ». Aux modes littéraires enfin, en pratiquant allégrement le (mauvais sonnet), « uchronique » plutôt qu’anachorinique, venant d’un « temps où l’abstraction et la forme suffisaient au bonheur » mais surtout lyrique à souhait, et tout d’azurs de mer, de roses rouges, d’airs odorants fleuri.
Le plus étonnant, peut-être, est de découvrir que Cortázar se considérait absolument comme poète, et cette vocation reste le nerf du livre : « l’espoir de perpé- tuer une fleur ou une abeille dans la colonne transparente en plexiglas du sonnet ». Certes, on y trouve de brèves proses magnifiques, serrées mais fluides, porteuses de mondes, qui plient et déplient, telle l’étoffe deleuzienne, des coupes et vues sur le monde, sur les existences : la description d’une fête lesbienne, ou un chapitre non inclus dans le Livre de Manuel sur une prostituée. Mais le volume compte bien davantage de poésies que de proses, dont l’auteur dit sa « certitude que, tels qu’ils étaient, les poèmes gardaient dans leurs petits bocaux de ludions le noyau le plus personnel qu’il ne me serait donné à écrire ». En effet, dans ceux en vers libre, où « Je ne questionne pas sur les gloires ni les neiges, / je veux savoir où se retrouvent les hirondelles / mortes, / où vont les boîtes d’allumettes usées », se lit un brin d’expérience et de vérité : fêtes, drogue et musique, Paris et amour... Tonalité tout autre dans le cycle autour (ou contre) des monuments consacrés (tombes étrusques et romaines, vitraux de Bourges, vase de Vatican), dont le très beau « Notre Dame la nuit », vrai réquisitoire contre les valeurs imposées : elle la « mendiante, chienne grave », lui : « mais je me dresse et me soutiens : / dors, imbroglio de cristal. Je suis ta frontière, tes moignons qui saignent dans les nuages ».
Tant de choses encore à y trouver, des vers sur l’amour et ses visages honteux, sur le temps à qui nous manquons, sur la passion pour les poètes de tous les coins du monde, sur le regard constant pour « Eurydice Argentine »... Cré- puscule, d’automne ?
Marta Krol, Le Matricule des Anges, n° 114, juin 2010
Le hasard fait parfois merveilleusement les choses. Au moment même où paraissent dans la « Bibliothèque de la Pléiade » – après tant de vicissitudes – les deux tomes des œuvres enfin complètes de Borges, voici que s’offre à nous un volume capital, inédit jusqu’ici en français, des poèmes de l’auteur de cette Marelle qui fit fureur dans les années soixante en proposant d’emblée, dès l’avertissement initial, une lecture aléatoire des chapitres de ce volumineux roman.
La poésie, telle que l’entendait Cortázar, entrait déjà pour beaucoup dans pareille tactique. Face à la rigueur impeccable du vieux maître, le nouveau venu entendait occuper une position tout à fait inverse, en se réclamant implicitement du surréalisme et des fécondes libertés de l’imaginaire au sein de la vie même.
« Ne pas commencer, s’approcher par où l’on peut », tel est le conseil qu’il donne ici d’emblée à son lecteur éventuel en un paragraphe lacunaire. Privilégier le vers libre ou le poème en prose, inventer des formes sans s’interdir d’explorer çà et là d’un œil neuf celle, fort ancienne, du sonnet, où Borges justement avait brillé, telle est sa position, où le vivre et écrire s’entremêlent étroitement. « Je n’ai rien contre ma vie diurne » – ajoute plus loin Cortázar – « mais ce n’est pas par elle que j’écris. De très bonne heure, je suis passé de l’écriture à la vie, du rêve à la veille. La vie fait provision de rêves mais les rêves restituent la monnaie de réserve de vie.»
Deux poèmes, dès les premières pages d’époques fort diverses de ce volume, posent de façon déguisée les vœux ou les fondements de ce qu’il entend dire ou ne pas dire, recevoir ou refuser. Le premier, intitulé « À un dieu inconnu », reprend le mythe de la tour de Babel et implore en refrain « Qui que tu sois / ne viens plus ». Il y a maldonne, argumente-t-il, les professeurs férus de rhétorique prétendent « codifier ton éclat de rire en liberté ». Le second, « Pour écouter avec des écouteurs », mêle prose et vers libre en un véritable programme de vie et de création, une invite à se dépasser. Le grand amateur de musique – de toutes les musiques – que fut Cortázar y raconte, avec la verve dont il savait faire preuve, pourquoi ce procédé si répandu l’indisposait tout d’abord (« le simple fait de les adapter à mes oreilles me dérangeait, m’offensait, le câble s’emmêlant aux épaules et aux bras m’empêchant d’aller en quête d’un verre ») puis comment il l’adopte, par égard pour les autres, ce qui engendre une nouvelle forme d’appréhension de la musique dont il analyse les conséquences, à l’instant même où la prose se transmue en vers libres dans son propre texte : « de sorte/que la musique ne vient pas de l’écouteur, elle surgit presque de moi-même, je suis mon auditeur ». Un pas de plus, retour à la prose, et l’idée qu’il se fait de la poésie – la sienne – surgit exprimée avec bonheur : « Comment ne pas penser, par la suite, que d’une certaine manière la poésie est un mot qui s’écoute avec des écouteurs invisibles dès que le poème se met a exercer son sortilège. » Voilà certes une formule essentielle pour comprendre Cortàzar. Nous franchissons les années avec une série de poèmes datés de 1976 à Nairobi (où se tenait la conférence générale de l’Unesco qui l’employait alors comme traducteur). Ce sont souvent des textes empreints d’humour, mais un humour qui ne procède pas cette fois de celui des surréalistes, un humour un peu britannique en quelque sorte, ce qui chez un Argentin est somme toute naturel, l’histoire du pays étant ce qu’elle fut : « Il est incroyable de penser qu’il y a douze ans/ j’en ai eu cinquante ni plus ni moins. Comment pouvais-je être si vieux/ il y a douze ans ? » C’est à cette même époque qu’une soudaine mélancolie de l’exil le pousse à écrire quelques paroles de tangos, dont certains seront mis en musique : « Tu ne m’as même pas laissé/ une clope à l’oreille,/ désormais je ne sers/ qu’à écouter Carole Baker/ entre deux gorgées de gin. » Une mélancolie qui le rapproche un instant de Borges lequel, s’il trouvait les tangos modernes trop vulgaires, n’en appréciait pas moins leur forme primitive, la milonga. Une mélancolie parfois si intense qu’elle s’insi- nue jusque dans les poèmes que Cortàzar regroupe sous le titre Ars amandi :
« Mon exil est moins dur.
Il a des défenses en réserve,
mais quand je te tiens par la main
dans une petite rue de Paris,
je voudrais tant que la promenade s’achève
à l’angle de Montevideo
ou dans ma rue Corrientes. »
Toutefois, comme l’insinuent les deux conseillers imaginaires dont il feint de s’entourer – Calac et Polanco –le goût du jeu reste fondamental chez lui. Encore convient-il d’en trouver la bonne règle qui ne saurait s’accommoder d’une classification par thèmes, genres ou périodes, s’inquiète le poète, qui se méfie de cette manie professorale et s’avise de désigner ses poèmes par des sortes de calembours afin d’échapper à l’esprit de sérieux (mais aussi peut- être de souligner la singularité de son inspiration) : « j’imagine que vers la fin paraîtront des péomes et des prosèmes qui auraient déjà dû figurer dans l’assemblage, mais si ce livre n’est pas plastique il n’est rien ».
Ce qui étonne et séduit cependant le plus dans cet ouvrage hors du commun, c’est l’extraordinaire faculté de Cortàzar à faire siennes les modalités poétiques –forme et ton – les plus diverses de ses prédécesseurs du monde entier, tout en restant finalement lui-même. Il apparaît un peu ici, en ce sens, comme une sorte de Picasso de la poésie, avec ses périodes, ses thèmes multiples, ses distorsions et ses variantes. Tantôt il s’approche de la Grèce avec les modalités de l’école des modernes poètes new-yorkais, tantôt il s’amuse au pastiche d’un sonnet « gothique », tantôt il retrouve les émois érotiques tarifés de l’Aragon du Paysan de Paris, tantôt encore il écrit un « Tombeau de Mallarmé ». Il assume ici avec génie ces multiples influences et reconnaît ouvertement le poids de l’exil : « Bien sûr, comme Orphée, j’aurais à me retourner souvent et à en payer le prix. Je continue à le payer aujourd’hui ; je continue et continuerai à te regarder, Eurydice Argentine. »
Jacques Fressard, Poésie, Quinzaine Littéraire, 16-30 juin 2010.
Julio Cortazar, Crépuscule d'automne
Collection Ibériques,
Traduit par
Silvia Baron Supervielle
352 pages
2010
ISBN : 978-2-7143-1027-9
22 Euros
L’interrogateur
Je ne questionne pas sur les gloires ni les neiges,
je veux savoir où se retrouvent les hirondelles mortes,
où vont les boîtes d’allumettes usées.
Aussi grand que soit le monde
il y a les ongles à couper, les effiloches,
les enveloppes fatiguées, les cils qui tombent.
Où vont les brumes, le dépôt du café,
les almanachs d’un autre temps ?
Je questionne sur le vide qui nous anime ;
je présume que dans ces cimetières
la peur pousse peu à peu
et que c’est là où couve le Rokh.
Immergez-vous immédiatement : « Emportez ces yeux, pierreries de couleurs/ ce nez de totem, ces lèvres qui connaissent/ les tables de multiplication et les poésies les plus sélectes./ Je vous donne le visage entier avec la langue et les cheveux/ je m’enlève les ongles et les dents et je complète le poids./ Elle ne sert pas/ cette manière de sentir./ Ni la mémoire, ce repas réchauffé/ ni l’attention, comme une pe- tite perruche pernicieuse. »
Lire la poésie de Julio Cortàzar, c’est apprendre à taper du talon pour transformer l’observation désabusée en ivresse de l’espérance. Testament hétéroclite, couturé de douleurs et de joies, ce Crépuscule d’automne a été assemblé par l’auteur à la fin de sa vie, avant qu’une leucémie ne l’emporte à Paris, énième terre d’exil, en 1984. Une nostalgie qui va de l’avant, solaire et mordante, illumine ces écrits sur l’amour, composés à différentes étapes d’une existence aussi exaltée qu’insoumise. Cortàzar aime l’Argentine, son pays natal (« Airs du Sud, flagellation chargée de sable/d’oiseaux en morceaux et de fourmis,/ dents de l’ouragan couché sur la plaine/ où les hommes à plat ventre sentent passer la mort ») et les femmes («Nous resterons seuls mon oreiller et mon silence/ et la fenêtre regardera inutilement /les bateaux et les ponts qui enfilent leurs aiguilles. Je dirai : Il est déjà tard./ Je n’auraipas de réponse de mes gants ni du peigne,/ seu- lement ton odeur, ton parfum oublié/ comme une lettre laissée au verso de la table »). Remarquablement traduite par Silvia Baron Supervielle, cette poésie frappe par sa musicalité heurtée, exsangue et soudain primesautière. La noirceur n’y est qu’un refuge provisoire, pour mieux lézarder ensuite dans la lumière et sentir la douce cha- leur de l’indépendance, « ce territoire libre et sauvage et délicat où la poésie est possible et arrive jusqu’à nous comme une flèche d’abeilles... »
Marine Landrot, Télérama, 12 au 18 juin 2010
Le chant du signe
Il mourut l’année où est paru ce livre (1984), livre ultime s’il en est, tant est vrai que Julio Cortázar y a travail comme on le fait (imaginons) avec un testament, avec soin, tension et recul extrêmes. Volume étonnant, entonnoir du passé et du présent, il regroupe des textes — « des péomes et des prosemes » ou encore des « méopes » – inédits (sauf revues), ou bien ayant fait l’objet d’une édition par l’auteur artisanale et ludique « connue de rares souris ». Ces « papiers accumulés au long de quatre décades quatre » (i.e. 44 ans ?), seul le principe de la liberté créatrice les réunit ; liberté (maître mot) qui abandonne orgueil, coquetterie ou faux-semblants, qui ignore la provocation et se consacre à une recherche, que l’on sent tantôt tranquille tantôt fébrile, d’une vue d’ensemble sur soi. Recherche qui n’allait pas de soi : « je me rapproche doucement de ce livre maudit, je tente un ordre, des séquences, je mêle et démêle, merde ». L’un des plus grands écrivains américo-latins n’a certes plus rien à prouver ; son talent ( romancier, conteur et nouvelliste Marelle, Les Gagnants, Armes secrètes, Histoires des cronopes et fameux. Livre de Manuel et tant d’autres – est reconnu dans le monde entier. D’emblée il affirme son refus de la méthode, et celui du discours (logos) « Discours de la non-méthode, méthode du non-discours, et ainsi va-t-on. / Le mieux ne pas commencer : s’approcher par où l’on peut. Aucune chronologie, la carte est si brouillée que ça n’en vaut pas la peine ». Absence de structure donc, progression imprévue et sensitive, érotique presque, exploitant la « légère sensualité d’une combinatoire qui mime les jeux de l’amour ».
Car le livre – on n’en attendait pas moins de l’auteur de Marelle – se prend lui-même pour sujet, non pas pour entraîner le lecteur dans des fatigantes mises en abyme, mais pour donner à voir le processus qui le fait exister. « Organiser ce livre, comme déjà quelques autres, continue à être pour moi une opération aléatoire qui bouge ma main comme la baguette du noisetier bouge celle du radiesthésiste ». Que le processus soit non moins important que son résultat, le lecteur le perçoit rapidement, à travers ce désir – humble – de parvenir à une synthèse neuve, à une compréhension autre, de l’homme que fut l’auteur de ces différents textes : « je cherche une écologie poétique, me guetter et parfois me reconnaître à partir de mondes distincts ». La vérité est cependant non pas à trouver, mais à forger ; celui qui n’a eu de cesse d’annuler la rupture entre la logique et l’absurde, et de confectionner des mondes aussi réalistes qu’imaginaires, ne surprend guère de faire sien ce propos de Clarice Lispector : « Je ne veux pas la terrible limitation de celui qui ne vit que de ce qui est capable d’avoir un sens. Moi non : je veux une vérité inventée ».
La maïeutique de cette vérité-là se joue surtout à la faveur de l’hétéroclite, dans l’(in)esthétique de superpositions de genres, thèmes et poétiques. Les textes étant eux-mêmes investis d’une énergie propre : « je vis des choses s’écrire, où des textes assez obscurs se frayaient un passage qu’on le veuille ou pas, et il fallait les laisser », les intégrer dans un tout hétérogène, éclaté, au mépris de chronologies ou de taxinomies, en accroît le force interne, et laisse une chance d’inventer, par court-circuit, une fulgurance nouvelle. Rien de mystique là-dedans, « Il n’y a aucun risque de solennité en tout cela ». Ceux qui ont lu Cortázar savent combien le pathos lui est étranger tout comme une fétichisation de la littérature. Seulement, cet homme a beaucoup vécu, entre un départ définitif du père sorti chercher les cigarettes, l’insoumission au régime péroniste de l’instituteur dans la pampa qu’il fut, l’exil à Paris, rengagement en faveur de la révolution cubaine ; puis les amours nombreuses et houleuses, solitudes, lectures compulsives, nuits de fêtes interdites... Si bien qu’une seule synthèse qu’on puisse espérer serait, précisément, de juxtaposer, faire jouer ensemble, ces éléments disparates – « mousse, cloche, diaspora, / palingénésie, fougère, // ça et la confiture de calebasse, / le bandonéon de Troilo... » – faisant fi de principes de contraires ou d’analogie. Dans « Constatations sur le che- min », empreint d’un esprit bouddhiste dont il fut connaisseur, Cortázar fait ce vœu : « Derrière toute tristesse et toute nostalgie, je voudrais que ce même lecteur éprouve l’éclatement de la vie et la gratitude de quelqu’un qui l’a tellement aimée », puis le « sentiment de participation sans lequel je n’aurais jamais rien écrit ».
Autre rempart contre la corrosion du quotidien (« le quotidien, c’est-à-dire ce qui est vomi, ressenti, insupportable à jamais »), le rêve. La dialectique en fil d’Ariane entre la vie diurne et le rêve concourt à l’identité du volume, où régulièrement resurgir le spectre de « quand on noue nos chaussures lustrées ». L’enjeu est de taille : « (…) depuis toujours j’ai su que cette écriture – poèmes, nouvelles, romans – est l’unique fixation qui m’est donnée pour ne pas me disoudre dans cet homme qui boit son café du matin et sort dans la rue pour commencer un nouveau jour » ... mais loin d’être remporté, 150 pages plus tard « je crois que je suis ce monsieur qui sort / tous les jours à neuf heures ». Et tombe la question lancinante, perplexe : « Quand, ma vie, mais quand » ?
La révolte en effet, élément essentiel de la création cortazarienne, en tant que leitmotiv mais aussi en tant que valeur et mobile que doit servir la littérature, est une constante dans Crépuscule d’automne. N’être pas soumis, à l’ordre social : « Pleure ta nomination ou ton diplôme / (...) qui dans la plaine la plus immense I te clouèrent dans un petit terrain duquel tu t’acquittais / par versements trimestriels ». Au formatage maternel : « Ah, retrouver ma mère/ et lui arracher les yeux » (la représentation de la mère, c’est peu dire, échappe à la litote). Au confort repu et routinier de l’establishment littéraire de Buenos Aires : « de toute évidence, je suis tombé dans le piège, et de quelle façon, mais (…) j’ai essayé de m’en sortir à tâtons à partir de poèmes, de nouvelles, d’exil ». À la morale bourgeoise, en amant infati- gable et désillusionné qu’il était : « Ce qu’on appelle polygamie et qui n’est / que la peur de perdre tant de fenêtres / sur tant de paysages, et l’espérance / d’un horizon complet ». Au dictat du bon parler à travers la « parole distraite », le « babélisme » (mélange de langues), ou encore « de longs discours (...) parfaitement absurdes pour une réjouissance presque exclusive ». Aux modes littéraires enfin, en pratiquant allégrement le (mauvais sonnet), « uchronique » plutôt qu’anachorinique, venant d’un « temps où l’abstraction et la forme suffisaient au bonheur » mais surtout lyrique à souhait, et tout d’azurs de mer, de roses rouges, d’airs odorants fleuri.
Le plus étonnant, peut-être, est de découvrir que Cortázar se considérait absolument comme poète, et cette vocation reste le nerf du livre : « l’espoir de perpé- tuer une fleur ou une abeille dans la colonne transparente en plexiglas du sonnet ». Certes, on y trouve de brèves proses magnifiques, serrées mais fluides, porteuses de mondes, qui plient et déplient, telle l’étoffe deleuzienne, des coupes et vues sur le monde, sur les existences : la description d’une fête lesbienne, ou un chapitre non inclus dans le Livre de Manuel sur une prostituée. Mais le volume compte bien davantage de poésies que de proses, dont l’auteur dit sa « certitude que, tels qu’ils étaient, les poèmes gardaient dans leurs petits bocaux de ludions le noyau le plus personnel qu’il ne me serait donné à écrire ». En effet, dans ceux en vers libre, où « Je ne questionne pas sur les gloires ni les neiges, / je veux savoir où se retrouvent les hirondelles / mortes, / où vont les boîtes d’allumettes usées », se lit un brin d’expérience et de vérité : fêtes, drogue et musique, Paris et amour... Tonalité tout autre dans le cycle autour (ou contre) des monuments consacrés (tombes étrusques et romaines, vitraux de Bourges, vase de Vatican), dont le très beau « Notre Dame la nuit », vrai réquisitoire contre les valeurs imposées : elle la « mendiante, chienne grave », lui : « mais je me dresse et me soutiens : / dors, imbroglio de cristal. Je suis ta frontière, tes moignons qui saignent dans les nuages ».
Tant de choses encore à y trouver, des vers sur l’amour et ses visages honteux, sur le temps à qui nous manquons, sur la passion pour les poètes de tous les coins du monde, sur le regard constant pour « Eurydice Argentine »... Cré- puscule, d’automne ?
Marta Krol, Le Matricule des Anges, n° 114, juin 2010
Le hasard fait parfois merveilleusement les choses. Au moment même où paraissent dans la « Bibliothèque de la Pléiade » – après tant de vicissitudes – les deux tomes des œuvres enfin complètes de Borges, voici que s’offre à nous un volume capital, inédit jusqu’ici en français, des poèmes de l’auteur de cette Marelle qui fit fureur dans les années soixante en proposant d’emblée, dès l’avertissement initial, une lecture aléatoire des chapitres de ce volumineux roman.
La poésie, telle que l’entendait Cortázar, entrait déjà pour beaucoup dans pareille tactique. Face à la rigueur impeccable du vieux maître, le nouveau venu entendait occuper une position tout à fait inverse, en se réclamant implicitement du surréalisme et des fécondes libertés de l’imaginaire au sein de la vie même.
« Ne pas commencer, s’approcher par où l’on peut », tel est le conseil qu’il donne ici d’emblée à son lecteur éventuel en un paragraphe lacunaire. Privilégier le vers libre ou le poème en prose, inventer des formes sans s’interdir d’explorer çà et là d’un œil neuf celle, fort ancienne, du sonnet, où Borges justement avait brillé, telle est sa position, où le vivre et écrire s’entremêlent étroitement. « Je n’ai rien contre ma vie diurne » – ajoute plus loin Cortázar – « mais ce n’est pas par elle que j’écris. De très bonne heure, je suis passé de l’écriture à la vie, du rêve à la veille. La vie fait provision de rêves mais les rêves restituent la monnaie de réserve de vie.»
Deux poèmes, dès les premières pages d’époques fort diverses de ce volume, posent de façon déguisée les vœux ou les fondements de ce qu’il entend dire ou ne pas dire, recevoir ou refuser. Le premier, intitulé « À un dieu inconnu », reprend le mythe de la tour de Babel et implore en refrain « Qui que tu sois / ne viens plus ». Il y a maldonne, argumente-t-il, les professeurs férus de rhétorique prétendent « codifier ton éclat de rire en liberté ». Le second, « Pour écouter avec des écouteurs », mêle prose et vers libre en un véritable programme de vie et de création, une invite à se dépasser. Le grand amateur de musique – de toutes les musiques – que fut Cortázar y raconte, avec la verve dont il savait faire preuve, pourquoi ce procédé si répandu l’indisposait tout d’abord (« le simple fait de les adapter à mes oreilles me dérangeait, m’offensait, le câble s’emmêlant aux épaules et aux bras m’empêchant d’aller en quête d’un verre ») puis comment il l’adopte, par égard pour les autres, ce qui engendre une nouvelle forme d’appréhension de la musique dont il analyse les conséquences, à l’instant même où la prose se transmue en vers libres dans son propre texte : « de sorte/que la musique ne vient pas de l’écouteur, elle surgit presque de moi-même, je suis mon auditeur ». Un pas de plus, retour à la prose, et l’idée qu’il se fait de la poésie – la sienne – surgit exprimée avec bonheur : « Comment ne pas penser, par la suite, que d’une certaine manière la poésie est un mot qui s’écoute avec des écouteurs invisibles dès que le poème se met a exercer son sortilège. » Voilà certes une formule essentielle pour comprendre Cortàzar. Nous franchissons les années avec une série de poèmes datés de 1976 à Nairobi (où se tenait la conférence générale de l’Unesco qui l’employait alors comme traducteur). Ce sont souvent des textes empreints d’humour, mais un humour qui ne procède pas cette fois de celui des surréalistes, un humour un peu britannique en quelque sorte, ce qui chez un Argentin est somme toute naturel, l’histoire du pays étant ce qu’elle fut : « Il est incroyable de penser qu’il y a douze ans/ j’en ai eu cinquante ni plus ni moins. Comment pouvais-je être si vieux/ il y a douze ans ? » C’est à cette même époque qu’une soudaine mélancolie de l’exil le pousse à écrire quelques paroles de tangos, dont certains seront mis en musique : « Tu ne m’as même pas laissé/ une clope à l’oreille,/ désormais je ne sers/ qu’à écouter Carole Baker/ entre deux gorgées de gin. » Une mélancolie qui le rapproche un instant de Borges lequel, s’il trouvait les tangos modernes trop vulgaires, n’en appréciait pas moins leur forme primitive, la milonga. Une mélancolie parfois si intense qu’elle s’insi- nue jusque dans les poèmes que Cortàzar regroupe sous le titre Ars amandi :
« Mon exil est moins dur.
Il a des défenses en réserve,
mais quand je te tiens par la main
dans une petite rue de Paris,
je voudrais tant que la promenade s’achève
à l’angle de Montevideo
ou dans ma rue Corrientes. »
Toutefois, comme l’insinuent les deux conseillers imaginaires dont il feint de s’entourer – Calac et Polanco –le goût du jeu reste fondamental chez lui. Encore convient-il d’en trouver la bonne règle qui ne saurait s’accommoder d’une classification par thèmes, genres ou périodes, s’inquiète le poète, qui se méfie de cette manie professorale et s’avise de désigner ses poèmes par des sortes de calembours afin d’échapper à l’esprit de sérieux (mais aussi peut- être de souligner la singularité de son inspiration) : « j’imagine que vers la fin paraîtront des péomes et des prosèmes qui auraient déjà dû figurer dans l’assemblage, mais si ce livre n’est pas plastique il n’est rien ».
Ce qui étonne et séduit cependant le plus dans cet ouvrage hors du commun, c’est l’extraordinaire faculté de Cortàzar à faire siennes les modalités poétiques –forme et ton – les plus diverses de ses prédécesseurs du monde entier, tout en restant finalement lui-même. Il apparaît un peu ici, en ce sens, comme une sorte de Picasso de la poésie, avec ses périodes, ses thèmes multiples, ses distorsions et ses variantes. Tantôt il s’approche de la Grèce avec les modalités de l’école des modernes poètes new-yorkais, tantôt il s’amuse au pastiche d’un sonnet « gothique », tantôt il retrouve les émois érotiques tarifés de l’Aragon du Paysan de Paris, tantôt encore il écrit un « Tombeau de Mallarmé ». Il assume ici avec génie ces multiples influences et reconnaît ouvertement le poids de l’exil : « Bien sûr, comme Orphée, j’aurais à me retourner souvent et à en payer le prix. Je continue à le payer aujourd’hui ; je continue et continuerai à te regarder, Eurydice Argentine. »
Jacques Fressard, Poésie, Quinzaine Littéraire, 16-30 juin 2010.
Julio Cortazar, Crépuscule d'automne
Collection Ibériques,
Traduit par
Silvia Baron Supervielle
352 pages
2010
ISBN : 978-2-7143-1027-9
22 Euros