Obscurité (41)

Publié le 09 août 2010 par Feuilly

 

Le lendemain, pendant que les enfants se réveillaient à leur aise au camping, elle se rendit chez un avocat avec qui ses parents avaient traité autrefois. Elle ne se souvenait plus exactement de l’adresse, mais elle était certaine de reconnaître la maison si elle passait devant. Cet avocat habitait dans la vieille ville et c’est donc vers là qu’elle se dirigea.

A chaque pas qu’elle faisait, une bouffée de souvenirs l’envahissait, la suffoquait presque. C’est que, gamine, elle avait vécu à Bergerac plusieurs années, et il lui semblait maintenant que le passé surgissait intact du fond de sa mémoire. La boulangerie était toujours là, le cinéma aussi. La boucherie, par contre, était devenue un salon de coiffure et la petite bibliothèque paroissiale semblait désaffectée. Soudain elle se retrouva devant son école et les larmes lui vinrent aux yeux. Elle s’approcha de la grille et resta là un bon moment, à contempler la cour déserte et les grands châtaigniers du fond qui n’avaient pas changé. Les murs jaunes un peu décrépis, les vieux châssis à la lasure délavée, le toit de tuiles rouges, tout semblait être resté dans l’état où elle l’avait laissé, il y avait si longtemps.

Quel âge avait-elle quand elle franchissait cette grille, le matin, après avoir bu à la maison le chocolat chaud que sa mère lui avait préparé ? Six ans ? Sept ans ? Cela lui semblait si lointain et en même temps si proche. C’était une autre vie et pourtant c’était hier. Après son CM1, elle s’en souvenait, ils avaient déménagé et avaient été vivre dans une de ces petites villes pleines de charme, plus haut, le long de la Dordogne. Son vrai pays était ici, c’était celui de son enfance et de sa petite enfance, elle s’en rendait compte maintenant.

Toute la famille, d’ailleurs, habitait la région, dans un rayon de cent kilomètres. Des oncles, des tantes, des cousins, des cousines, qu’est-ce qu’il y en avait ! Qu’étaient-ils tous devenus ? Beaucoup devaient être morts, sans doute. Et les autres, les plus jeunes, ceux et celles qui l’accompagnaient dans ses jeux d’enfants ? Où étaient-ils ? Habitaient-ils toujours la région ou étaient-ils montés à Paris ? Mystère. Elle avait perdu tout le monde de vue quand, adolescente, ses parents étaient partis vivre dans le Nord-Est. Et elle, de là, une fois devenue adulte, elle était encore montée plus haut, jusqu’aux grandes forêts qui formaient la frontière.

Il y avait donc plus de vingt ans qu’elle avait quitté sa chère Dordogne au point qu’elle avait presqu’oublié qu’ici étaient ses racines. Elle n’était jamais revenue. Ses parents non plus sans doute. Le père était mort assez jeune encore et la mère s’était murée dans son chagrin et n’avait plus voulu bouger. Aujourd’hui, ils reposaient dans un petit cimetière, là-haut, dans ces pays de vent et de pluie. Tout comme son petit frère, d’ailleurs, tué accidentellement lors de son service militaire.

Mais les autres, tous les autres ? Ces cousins qui tiraient sur ses tresses ou ces cousines avec qui elle jouait à la marelle ? Ils étaient peut-être toujours ici, à Bergerac ou dans les environs… Mais il était clair qu’ils étaient devenus des étrangers pour elle. D’ailleurs, si jamais elle devait en croiser un, c’est sûr qu’elle ne le reconnaîtrait pas. Elle ne se voyait pas non plus, même si elle se souvenait de l’une ou l’autre adresse, aller frapper à leur porte et leur dire : « Coucou, chère cousine, me voilà, vous me reconnaissez ? La dernière fois que l’on s’est vus, on sautait à la corde ensemble. Vous ne vous souvenez pas ? Moi si. Mais si je suis venue aujourd’hui, c’est que j’ai besoin de vous. Vous voyez, je viens de quitter mon mari et il faudrait que vous m’hébergiez moi et mes enfants. Oh non, pas longtemps, juste quelques mois, enfin disons une bonne année. C’est que voyez-vous, je n’ai plus de revenus et j’avais pensé, comme vous êtes de la famille… » Non, ce n’était pas possible. Cette famille-là, même si elle était nombreuse, n’existait plus pour elle. Elle ne survivait plus que dans sa mémoire de petite fille. Elle était donc bien seule au monde.

Elle resta là, appuyée à la grille de l’école un bon moment. A la fin, n’y tenant plus, elle tourna la poignée et la grille s’ouvrit avec le même grincement qu’autrefois. Elle en frémit. Alors elle s’avança dans la cour d’un pas hésitant. Elle se dirigea vers les classes, tout dans le fond. Là non plus, la grande porte de chêne n’était pas fermée. Elle entra, suivit un long corridor où ses pas solitaires résonnaient sous le haut plafond voûté, monta instinctivement à l’étage… Les marches craquèrent sous ses pas, amplifiant encore l’atmosphère étrange qui régnait dans ce lieu désert.

Enfin, elle parvint devant sa classe, ouvrit une dernière porte… La vieille carte de la France physique avait été remplacée par une représentation en couleurs de l’Union européenne. Pour le reste, rien n’avait changé. Le bureau de l’instituteur, toujours aussi imposant sur son estrade, les bancs en bois, avec leurs inscriptions gravées et leur petit trou pour déposer l’encrier, le tableau noir avec son éponge, les vieux châssis et leurs carreaux martelés, qui empêchaient de voir ce qui se passait dans la cour...

Le temps, ici, semblait s’être immobilisé. Que dire ? Elle était redevenue une petite fille, la petite fille de six ans qui avait appris à lire ici même. Il lui semblait encore entendre la classe qui épelait l’alphabet ou le maître, le vendredi soir, qui leur lisait un de ces contes de Perrault dont elle raffolait. Pourtant, tant d’années avaient passé depuis… Qu’avait-elle fait de sa vie, en fait ? Pas grand-chose, finalement. Mais elle n’était plus cette petite fille qui avait étudié autrefois sur ces bancs. Elle était une femme, une adulte et elle avait maintenant la responsabilité de ses deux enfants. Finalement, l’existence était beaucoup plus facile à cette époque, quand elle était assise ici, gentille petite écolière qui écoutait le maître… Mais bon. Tout cela, c’était du passé et il fallait aller de l’avant. La première chose à faire, pour le moment, était d’essayer de résoudre cette affaire d’enlèvement qu’on tentait de lui faire endosser.

Elle referma la porte de la classe derrière elle, redescendit le grand escalier, retraversa la cour toujours aussi déserte et se retrouva dans la rue. Dix minutes plus tard, elle sonnait à la porte de l’avocat. Elle se souvenait vaguement être venue ici avec son père pour une sombre affaire de bail et de loyers impayés. A l’époque, elle devait avoir six ans et bien entendu le vieux monsieur qui les avait reçus à l’époque n’était plus là. C’est un jeune et sémillant maître du barreau qui l’accueillit. Dynamique, on sentait qu’il n’avait pas de temps à perdre et qu’il allait droit au but.

Quand il eut écouté son histoire, il lui expliqua qu’il n’y avait que deux solutions. Soit retourner d’où elle venait et réintégrer le domicile conjugal, soit se rendre à la gendarmerie et on verrait bien ce que ces messieurs décideraient. L’inconvénient, si elle choisissait de faire intervenir les forces de l’ordre, c’est qu’elle risquait bien d’être mise en examen et d’être séparée de ses enfants, même si c’était provisoirement. Mais ce n’était certainement pas ce qu’elle voulait, n’est-ce pas ? Donc, mieux valait retourner dans son foyer et cette fois mettre toutes les chances de son côté. Ce qu’il voulait dire exactement par là ? Et bien, si elle voulait gagner à coup sûr son procès de divorce, il fallait apporter des preuves de sa bonne foi. Dès que le mari se montrerait encore un peu violent, il suffirait de foncer aux urgences ou même chez un généraliste et de faire constater les coups reçus. Avec cela, il se faisait fort de lui obtenir le divorce le plus avantageux qui soit, financièrement parlant, bien entendu.

En écoutant ces propos, elle cru qu’elle allait suffoquer. « En somme », dit-elle, « vous me conseillez de retourner là-bas et de me laisser frapper, c’est bien cela que vous me dites ? » « C’est exactement cela, même si c’est dur à entendre. » « Et si ce sont mes enfants qui se font frapper ? » « Mais c’est encore mieux ! Sur le plan judiciaire, j’entends. N’importe quel juge, devant un enfant maltraité, prendra les mesures qui s’imposent et… » « Mais vous êtes complètement fou » hurla-t-elle. « Si je suis partie, c’est justement pour les protéger de toute cette violence et vous, vous me demandez de retourner là-bas, de les offrir en victimes et d’attendre que le boucher les égorge. Il ne faut pas tendre un couteau à mon mari en plus ? Ou lui acheter un révolver, comme cela les blessures seront irréfutables. Et vous appelez cela défendre les gens ? » « J’appelle cela constituer des preuves que nous n’avons malheureusement pas pour le moment. Cela revient en fait à jouer un mauvais tour à celui qui vous oppresse, à lu rendre un piège. » « Et c’est cela votre droit et votre code civil ? » « Mais comprenez-moi. Vous n’avez aucune preuve de tout ce que vous avancer, Madame. Pour l’instant, vous êtes coupable d’avoir abandonné le domicile conjugal et de vous être enfuie avec les enfants. Je veux juste vous aider et retourner à votre avantage une situation qui n’est pas brillante aujourd’hui, reconnaissez-le. » « Jamais, vous entendez ? Jamais je ne remettrai un pied dans cette maison qui fut la mienne ! Je pense d’abord à l’intégrité physique de mes enfants, moi, et si la loi ne me suit pas et bien tant pis pour elle ! Et tant pis pour moi aussi ! Je vous salue bien, Maître. » Là-dessus elle se leva et partit en claquant la porte. Elle se retrouva dans la rue, sous une chaleur qui commençait déjà à être écrasante.