Poésie du samedi, 3 & 4 (nouvelle série)
Cette chronique est double parce qu’y sont assemblés deux poètes - Pierre Moussarie et François Cheng - méditant sur l’élément minéral, un Chemin vicinal menant ainsi A l’Orient de tout… L’élément minéral est sur notre chemin.Il serait même préférable de dire qu’il le sous-tend ! Plus que tout autre, le minéral nous fait toucher du doigt (ou du pied !) l’idée d’une permanence gisant au sein même du monde sensible – elles, les pierres, pourtant si peu sensibles ! – idée renvoyant à celle d’une permanence absolue qui serait celle du créateur. Etrange évocation de celui-ci par Moussarie quand il parle de la main pathétique… Cependant, même les pierres sont soumises à l’action inexorable du temps, à la corrosion, au roulement, à l’effritement : « tout rentre dans le jeu », comme disait Valéry dans son Cimetière marin.
Pour autant, le chemin n’existe pas en soi, ni parce que les pierres le constituent. Il n’existe que par notre regard et notre action de cheminement, que nous soyons terrassiers ou simples chemineaux. Et donc les pierres sont soumises au mouvement universel, soumises à la temporalité. Le mérite de ces deux poètes pourtant si dissemblables est de nous éveiller à cette présence dans la temporalité, disant que l’éternité est sans doute accessible au regard de qui sait voir, de qui sait se mouvoir et marcher, en pousse-cailloux traçant un chemin qui deviendrait peu à peu une voie…
Poème des pierres
Toutes, toutes, les voyageuses
et les sédentaires moussues,
rouillées par le courant des fleuves
ou brisées par les roues des chars,
vous vous êtes acheminées
dans la tribulation des siècles
pour tenir avec moi, ce soir,
un long colloque de silence.
Depuis que la main pathétique
vous a laissé tomber au puits de l’avenir,
le labeur lent des éléments
patiemment vous a détruites
dix fois peut-être, mais en vain.
Par les bouches tumultueuses des volcans
ou le jeu sûr des sédiments,
vous fûtes toujours recréées,
pierres, indestructibles pierres,
aussi durables que le monde.
Toutes, usées et mutilées,
plus neuves à chaque malheur,
toutes je vous reconnais :
pierres à feu des bivouacs morts
ou des luttes originelles,
pierres lisses comme des pommes,
pierres rudes comme des cœurs.
Schistes, granits, silex, basaltes,
venus à moi du fond des temps,
du fond des mers, du haut des Alpes,
pierres transmises, d’âge en âge,
avec l’or des beaux héritages,
pierres jeunes comme une aurore,
pierres vieilles comme le vent,
pierres patientes et sages,
vous aussi, vous aussi, les pierres,
retournez au limon, à la pure poussière
pour renaître éternellement !
Pierre Moussarie (1910 – 1978) , Chemin vicinal suivi de Campagne, Plein Chant , 1997. Moussarie est originaire de Rouffiac (Cantal). Il revint dans son Cantal comme receveur des Postes après un exil forcé à Paris d’où il exprimait, au-delà de la nostalgie d’un terroir originaire, un bon feeling aux puissances élémentaires. Son monde est un cosmos régi par un principe d’harmonie qui se déchiffre à travers la nature, où il s’agit de lire les signes à l’œuvre, laissés peut-être par la « main pathétique » d’un Dieu qui se trahirait là… Pierre Moussarie a fait l’objet d’un numéro de la revue Plein Chant , maison d’édition dont je reparlerai…
Un jour, les pierres
Un jour
Nous vous retrouverons
Sur notre chemin
Pierres
Ignorées
Piétinées
Détentrices pourtant
De la source
De la flamme
Du souffle de l’initiale
Promesse
Vos retrouvant
Nous nous retrouverons
Du pied à la pierre
Il n’y a qu’un pas
Mais que d’abîmes à franchir
Nous sommes soumis au temps
Elle, immobile
au cœur du temps
Nous sommes astreints aux dits
Elle, immuable
au cœur du dire
Elle, informe
capable de toutes les formes
Impassible
porteuse des douleurs du monde
Bruissante de mousses, de grillons
de brumes transmuées en nuages
Elle est voie de transfiguration
Du pied à la pierre
Il n’y a qu’un pas
Vers la prescience
Vers la présence
François Cheng , dont le nom signifie « qui embrasse l’unité » en chinois, est né à Nanchang (Chine) en 1929. Elu à l’Académie française en 2002, il poursuit depuis son arrivée en France dès 1949 un dialogue fécond entre les cultures et les langues chinoise et française. Il fut professeur aux Langues O et est l’auteur de nombreux essais et poèmes.